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29/11/2009

Burlesque: le mot est lâché.



à Pierre Dardot


Nous sommes à la deuxième bobine du film. Grégoire Spielmann (Laurent Capelluto), un professeur de philosophie, donne cours à ses élèves de terminale; sur le tableau noir de la classe sont inscrits à la craie blanche les noms de Platon, Socrate et Hegel. La leçon du jour porte sur la célèbre maxime de Socrate: « Connais-toi toi-même »; mais l’enseignant rencontre quelques difficultés à retenir l’attention des lycéens, peu satisfaits par ses explications. On les comprend… Car, au fond, qu’est-ce que le soi ? Quel est l’être que je désigne par mon nom propre? Le prof de philo s’emballe, bredouille, cafouille sous le regard goguenard des élèves. Cette scène en apparence anecdotique renferme toute la vis comica de La Grande Vie, le premier film de l’acteur Emmanuel Salinger: Grégoire est un sage qui n’a pas appris à se connaître. Pour surmonter cette aporie, pour pouvoir enfin affirmer, tel Socrate devant la Pythie de Delphes, « je sais que je ne sais rien », il lui faudra fréquenter un univers étranger aux préceptes de la philosophie et aux rigueurs de l’enseignement secondaire: le show business. Il rencontrera sur sa route deux trois sophistes imbus de leur supériorité (un homme d’affaires faussement philanthrope, un écrivaillon tendance Saint-Germain-des-Prés), et surtout Patrick, un présentateur télé qui doute (Michel Boujenah). Un dialogue entre un sceptique et un néo-platonicien dans le Paris d’aujourd’hui, voilà la proposition excitante que le film formule dans sa première demi-heure.



La comédie est une affaire d’exercice spirituel, cela nous ne le savons que trop bien. Les chef-d’œuvres d’Howard Hawks (Bringing up baby, Ball of fire, Monkey Business) ont toujours eu pour ferment essentiel de leur écriture la confrontation du savoir des « grosses têtes » à l’expérience de quelques filous mal intentionnés. Si j’évoque à dessein le cinéma de Hawks, c’est peut-être parce que je reconnus un soir Emmanuel Salinger à une projection de Boule de feu à la Cinémathèque française il y a quelques années, et qu’il est permis de croire que le jeune cinéaste a trouvé dans ce film un modèle de choix pour sa première réalisation. Mais vous me direz que je m’écarte de mon sujet, et vous auriez raison de me reprocher cette inutile allusion à la vie mondaine de Paris -que les lecteurs m’en excusent, mon côté Serge Toubiana refait irrésistiblement surface-. Car La Grande Vie n’a de hawksien que le propos… Il eut fallu, pour que le film se hisse à la hauteur de son illustre patron, que Salinger prisse quelques soins à mettre en scène l’étonnement philosophique de Patrick devant les préceptes de Grégoire; autrement dit, que cet étonnement constitue le principal sujet du long-métrage. Par étonnement, il faut entendre un processus- donc une écriture, celle-là même qui préside à tout dialogue platonicien- redevable aux règles de la comédie comme à celles de la philosophie. Si la conversion subite de Patrick à la fin du film déconcerte le spectateur, c’est que nous n’avons pas été témoins des étapes de cette conversion: tout se passe au contraire comme si Salinger redoutait le moment de la confrontation philosophique entre les deux personnages et passait immédiatement à autre chose. Il est du reste frappant de constater que les meilleures scènes du film se déroulent toutes dans la salle de classe de Grégoire, soit le lieu même où la parole se libère et se transforme, dans le meilleur des cas, en dialogue.



« Connais-toi toi-même… afin de prendre soin de toi »: voilà ce que conseillait Socrate au jeune Alcibiade. Et sans doute la grande qualité du premier film d’Emmanuel Salinger est-elle d’avoir pris à la lettre le commandement socratique pour en observer le dérèglement inverse: celui qui ne se connaît pas soi-même expose du même coup son corps à tous les dangers. Les exigences du cura sui se portent plus tant sur l’âme du sujet que sur son corps: principe anti-platonicien, mais principe burlesque par excellence. Jean-Louis Schefer ne dit pas autre chose lorsqu’il constate que, dans le scénario burlesque, « le corps est le premier lieu et le premier objet de l’action -c’est même pourquoi celle-ci n’est pas dramatique. L’action dramatique a pour objet des âmes ou des consciences, c’est-à-dire ce qui n’est pas représenté et qui à la fois exige une complexité du scénario et oblige le personnage à détourner toute sa chair d’une action ou lui permet de ne pas en être le simple avatar ». Yann Lardeau: « Le burlesque est né de la mise en scène amusée des sévices opérés par le cinéma au corps de l’acteur, de l’étonnement de ces transformations et de ces mutilations ». Dans La Grande Vie, nous verrons Laurent Capelluto tomber à la renverse de sa chaise, dévaler à plat ventre les escaliers de son lycée, combattre maladroitement des délinquants dans le sous-sol d’un grand immeuble parisien, et se démettre enfin violemment l’épaule après une altercation avec Michel Boujenah: cet acteur-là a du talent. Rien que pour lui, le film vaut la peine d‘être vu. Allez-y donc, si tant est qu’il se joue encore…



A. M.

13/10/2009

Mecs fendards



A qui s’adresse Funny People ? A personne de particulier (=à personne pour les distributeurs français). Non pas qu’il n’y ait matière à rire ou à pleurer ; il y a les deux. Seulement, Funny People n’est ni un drame ni une comédie (bien qu’on y assiste à quelques drames et beaucoup de comédie). Même pas, pour nous français, un univers auquel se raccrocher. Des geeks ? A moitié. Des adultes attardés ? Pas vraiment. La touche Apatow au moins ? Oui, mais reste à la définir. Car Funny People déplace le schéma que la critique mondiale avait plaqué sur les réalisations (et productions, dans un excès de confiance) Apatow.


Dès l’écriture du film, la structure explose en au moins deux endroits. Il ne s’agit plus de voir un geek, un adulte amateur de figurines et/ou de pornos combler son retard devant nous et rentrer soudainement dans la vie normale (en deux films, un mariage et un enfant). Ce personnage n’en est plus qu’un parmi d’autres : à Seth Rogen-Ira Wright, l’archétype qui passe et demeure d’un film à l’autre, s’oppose Adam Sandler-George Simmons, son exact contraire, homme achevé aux ambitions apparemment satisfaites. Et, entre les deux, se rencontre toute une gamme de personnages plus ou moins installés dans un confort précaire : les colocataires, la voisine, l’ancien grand amour de la star… Pire : l’opposition à laquelle faisait mine de croire 40 ans… comme En cloque… se trouve complètement renversée. A l’adolescence prolongée ne s’oppose plus l’âge adulte, aux attardés les normaux ; la petite communauté de Funny People n’imagine d’évolution que dans un sens : de la ville à la scène. Entre le spectacle et le quotidien, la nouvelle ligne de démarcation oppose, ou plutôt juxtapose deux espaces aussi anormaux l’un que l’autre. Funny People est donc un film où tout le monde est marginal, et le couple de bourgeois californiens autant que les autres, lui qui se donne largement en spectacle pour le prouver, depuis le jeu du beurre de cacahuète jusqu’aux scènes d’hystérie finales. C’était déjà la thèse des deux films précédents : qu’est-ce qu’un couple ? Réponse du cinéaste : une alliance improbable. Apatow formule et pousse à bout la logique mise en œuvre avec Freaks and Geeks, à travers l’héritage du teen-movie, des ses types et de sa mythologie : jouer l’anormalité comme la norme, et la normalité comme un mythe. Quand Funny People fait entrer ses comiques dans le quotidien de la famille de Laura, il ne fait que passer des geeks aux freaks, rejetant l’idée même d’un entre-deux. Que la presse ait trouvé conservateur (Le Monde), politiquement embarrassant (Libération) et rance, conformiste, sexiste (Les Cahiers du cinéma : tu quoque !) un film qui dit en substance que la famille américaine est une histoire drôle (« Aucun couple marié n’est heureux, idiot ! ») permet assez de voir qui sont les moralisateurs. Un mot seulement, à ceux qui s’insurgent contre le « familialisme » apatowien: la famille n’est pas une valeur douteuse, c’est l’idée que la famille est une valeur qui est réactionnaire.





A quoi voit-on que quelqu’un n’est pas normal ? D’abord, à sa façon de parler. Un film sur la parole, alors ? En tout cas un « film parlé », pour citer Oliveira. Un film blagué, même, puisque les vannes s’alignent dans un déluge furieux de mots bons et moins bons. Jamais cependant (et c’est peut-être ce qui a tant déplu) ces bavardages ne portent le film vers la légèreté qu’on attendrait d’une comédie : Funny People est un film super grave. Les répliques ne désamorcent pas les scènes (sauf, justement, dans le stand-up), elles les plombent. Surtout, ne pas évacuer la cruauté du film, ne pas atténuer le mot. La rudesse de Funny People est d’abord celle de ses voix. Apatow les travaille comme un matériau brut, se refusant à les harmoniser, appuyant même l’hétérogénéité des dictions jusque dans leur affectation. C’est le gérant du club de comédie singeant le ton d’Ira, le trio cacophonique des colocataires (voir quatuor, car l’on peut compter la voisine), c’est enfin, cette séquence plus effrayante que drôle où la femme se venge de son mari en imitant épouvantablement son accent australien (qui est, déjà, une imitation). Il n’y a pas de voix naturelle, seulement des voix ridicules. D’où vient, dès lors, que l’on ne peut en rire ? Sans doute de ce que chaque réplique, chaque tirade (il faudrait les mots du théâtre pour dire à quel point Funny People est du grand cinéma), chaque grincement semble de trop, aussi gênant et exagéré que les larmes d’Ira pour George dans un restaurant bondé. Disons-le : Funny People est un film expérimental (au sens où Renoir est expérimental). Même les blagues que se font les comiques hors des planches tombent à plat, faute d’écho (rien d’étonnant à ce que ces blagues soient plus lourdes, encore, que dans les précédents Apatow). Admirable scène des résultats d’examen, où les deux compères rient de l’accent du médecin sans parvenir à couvrir son silence, le faisant encore plus sentir et peser. Apatow, systématiquement, laisse les blancs, ces temps pour rire (ou pour rires enregistrés, dans les « shows » sans public de la télévision), veillant à ce que les boutades s’y noient plutôt que de s’y prolonger. Le cinéaste s’est toujours refusé à l’art de la réplique finale (la sitcom), et le Yo, Teach qu’il inclut dans son film donne non sans ironie l’idée de la catastrophe que serait la rencontre des deux univers.


Les héros d’Apatow cherchent un autre rapport au public, un vrai face à face. Au cinéma, on peut faire semblant d’être drôle, mais sur scène beaucoup moins (c’est ce que découvre George Simmons à la faveur d’une maladie providentielle). Le stand-up, c’est son intérêt et sa gloire, est un peu l’école où l’on réapprend à faire rire, donc à se faire aimer. Espace vide, décor neutre, y disparaissent tous les objets qui signalent le personnage et permettent de le reconnaître (Apatow est, aussi, un grand metteur en scène d’objets fétiches : le béret de George, les T-shirts d’Ira ou les affiches, de Merman à Fast Times at Richmond High…) L’acteur doit réapprendre à jouer, et Apatow ne recule pas devant la difficulté. Même hors du club de comédie, des plans si étrangement ouverts et flottants filment autant le vide que les personnages (souvent en amorce, en bord-cadre, perdus au milieu des plans comme dans l’immense villa de l’acteur), aussi inhospitaliers que la salle à chauffer. Il ne s’agit pas de s’affirmer (les personnages de Funny People s’affirment presque un peu trop) mais de trouver un rythme, assez entraînant pour que le public suive mais assez relâché pour qu’il ne soit pas largué (compliment suprême de George à Ira : « Tu chopes un bon rythme »).


Que fait le duo dans le tout dernier plan ? Supergrave, déjà, se finissait dans un centre commercial, mais les deux amis se séparaient non sans s’être d’abord avoué leurs sentiments, alors qu’ils se retrouvent seulement ici, pour écrire. Au couple comique Apatow substitue un couple d’écrivains. Funny People (comme Inglorious Basterds) est un film sur-écrit, même quantitativement. Mais (comme Inglorious…) il fait de cette matière sûre la matrice de son dérèglement. Dans sa durée, le film en construit plusieurs autres (la conversion de Georges par la maladie, la comédie de remariage, l’ascension d’Ira) avant de les démonter un à un. Récits trop mal, trop vite écrits. On ne dit rien de la solitude avec des gros plans et des rengaines mélancoliques. George va, petit à petit, refuser cette petite musique qu’il écoute d’abord (c’est sa « playlist ») et joue (au piano, dans une scène d’acharnement sur soi impressionnante). On dit beaucoup plus avec une blague sur la Wii Fitt, superbe, que nous ne révèlerons pas. Tout comme celle qui achève le film, sur un grand père qui prend du viagra… Une poétique ? Non, simplement le début d’une bonne histoire. Funny People commence.




M. P.

18/05/2008

Desplechin et l'éternel retour


Ce que l’on admire chez Desplechin, c’est l’audace. Plus il avance, plus son cinéma se fait d’arythmies et de ruptures, d’envolées lyriques et de chutes burlesques. Autant de mouvements qu’il laisse au spectateur le soin d’agencer, pour comprendre non pas l’histoire (les personnages de Desplechin sont aimables : ils disent tout de leur vie et de leurs envies) mais l’intrigue. Le plus expérimenté des scénaristes ne saurait dire qui est le héros ou quels sont les enjeux d’Un Conte de Noël (Roubaix !) (ne pas oublier la parenthèse). A cela une raison simple : pour l’auteur de La Vie des Morts, la réunion de famille est surtout l’occasion d’une décomposition, personnage par personnage, relation par relation. On pourrait presque parler ici d’une technique de dispersion. Au repas proprement dit (qui ne durera pas plus d’une minute), le cinéaste préfère les apartés, à la fêtes ses à côtés, ce qui la précède ou la suit. La cérémonie ne sert qu’à révéler une suite de décalages : retraits, pas de côtés, coups de folies pour lesquels Amalric est effectivement, jusque dans ses outrances, l’acteur parfait.

Le mouvement (presque le seul) que déclinent tous les héros du conte, c’est la fuite, surtout en avant. Et le modèle de Desplechin, ici encore, c’est Truffaut : ce qui l’intéresse dans une scène, c’est d’abord la manière de l’esquiver. Rien de plus précieux, alors, que la gestuelle doinellienne et son éventail de parades ; il faut voir comment les tics d’Henri-Amalric parodient ceux d’Antoine-Léaud pour n’en conserver que l’agitation, la bougeotte. Car ce qui a changé, c’est justement la direction de l’acteur. Doinel est un héros irresponsable, par principe et par définition, mais il sait bien ses actes irréversibles : même s’il avance en zigzags, il ne repasse jamais au même endroit. Le jeu d’Henri est au contraire une vraie parade : il renvoie les balles de tous côtés à une allure effrénée, mais cette exaltation ne vise qu’à l’immobilité. Et comme tout le monde, rythmiquement, se cale sur lui, la famille entière fait du sur place. La réunion qui s’annonçait historique n’était qu’une pure parenthèse ; à la fin, tout le monde retourne chez soi.


Un Conte de Noël s’arrête comme Rois et Reines. On s’est assez replongé dans les mauvais souvenirs et les affaires de famille, disent textuellement les héroïnes de Desplechin; le temps du renouveau est venu. Il ne s’agit pas ici de critiquer cette volonté d’en finir mais de constater qu’elle n’aboutit pas : Emmanuelle Devos brûlait la lettre de son père, mais c’est maintenant au tour d’Anne Consigny de retourner dans le berceau familial (et pendant deux heures et demie cette fois) pour se promettre dans la scène finale de ne plus y penser. Le film de Despleschin remet sur le métier le précédent, simplifiant son scénario pour mieux l’étoffer, le préciser, l’aiguiser (sur une trame plus lisible que Rois et reines, Un Conte… est un film qui ménage encore moins son public) par endroits. Le problème, c’est que le film commence et finit comme le précédent. Chaque fois, le grand drame annonce sa fin et la venue de temps heureux. Chaque fois, le grand film contemporain s’excuse un peu de sa pompe (les mythes, avec Abel et Junon, les textes, Nietzsche parmi tant d’autres, les ainés de cinéma – il y en a trop pour les citer…), chaque fois il l’alourdit. Bref, A. D. n’en finit pas de nous concocter des bouquets finaux, sans jamais nous laisser entrevoir la suite tant attendue. Problème : comment être contemporain quand on doit déjà dire adieu au cinéma moderne (sur ce point, voir l’article du mois sur l’Histoire desplechinoise du cinéma) ? Comment faire naître un nouveau film quand on est encore occupé à tuer l’ancien ?




M. P.

29/04/2008

Baie de Somme, année zéro

Un lieu : la baie de Somme. Trois personnages, trois archétypes : la jeune fille, le voyou, le flic. Une histoire simple, schématique : le voyou est suivie par la jeune fille qui est suivie par le flic. Le Premier venu développe un exercice. Tout se passe comme si Doillon avait d’abord fait travailler ses acteurs comme des élèves, suivant des types (de personnages, de situations), et avait finalement décidé de faire de ses essais la matière même de son film. Il n’y a là aucune démission : c’est délibérément et ostensiblement que le cinéaste retourne aux origines, à un cinéma d’essais (d’acteurs) et de recréation (d’une intrigue). À Rossellini.




On peut éprouver quelque gêne à citer ici et aujourd’hui une référence aussi imposante et « datée ». Qu’y a-t-il en effet de « rossellinien » chez Doillon ? Disons, d’abord, la simplicité. Simplicité de la technique, de la méthode, et du projet. Des acteurs presque neufs se croisent dans une petite ville et une grande baie, que Doillon trouve en Picardie. L’histoire est aussi peu crédible que possible, mais cela importe peu : c’est la matière (corps, décors, et objets) qui est naturelle, la situation n’est là que pour lui donner l’occasion de se révéler. Que le prétendu picard ait un accent parisien ne compte pas, l’essentiel est qu’il ne parle pas comme la jeune fille jouant la parisienne. Tout est affaire de rapports : quand deux acteurs se parlent, ici, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Doillon n’oblige pas ses acteurs à jouer tout de suite ensemble, il les présente, comme deux amis communs, jusqu’à ce que se recrée dans le plan une nouvelle relation, un espace aux contours élargis, redéfinis.


Le Premier venu ne copie pas le Rossellini de Païsa, il le parodie. Alors que le cinéma de studio (y compris en Italie) combinait tous les artifices pour donner à une reconstitution l’air de naturel, le geste de Rossellini fut aussi de réunir des matériaux naturels et de les agencer de manière à ce qu’un lieu préexistant se reconstitue autrement, devant nos yeux. La part du rêve n’était le décalage entre un décor réel et son imitation, elle gagna toute la conception du monde induite dans la vision d’un seul espace réel, connu et déterminé (il faudrait, à partir de là, théoriser l’âge du cinéma moderne comme celui d’une nouvelle conception du décor). Problème : même si le rêve est infiniment plus vaste, il ne se voit pas à l’écran. D’où la fragilité de ce cinéma.


Fragilité d’autant plus grande, ici, que Doillon ne peut prendre le contexte ou l’actualité pour argument. En 2008, aucune guerre, aucun bouleversement historique ne vient au secours de la fiction française. Les deux « mondes » (de la ville et de la baie) n’ont aucune raison de se rencontrer. D’où l’apparente bâtardise du film, et surtout l’arbitraire de son point de départ.


Le Premier Venu
commence par un choix fou, incompréhensible : un jeune fille suit son violeur de Paris en Picardie, décidée à rester avec lui coûte que coûte. Le film raconte cette filature et ses bifurcations, que l’héroïne seule peut choisir d’arrêter. Ce n’est plus le choix moral et existentiel de Rossellini qui va donc permettre de clore le film mais une décision volontaire, « pratique ». Ici, on ne choisit que celui qui ne vous choisit pas (ou au moment où il ne vous choisit pas) : le rôle de l’intrus (que l’actrice assume jusqu’à l’insupportable) est de rajouter un terme à l’équation pour qu’elle se résolve en happy end de téléfilm. Une fois éprouvé l’ampleur de leur liberté, les amants en cavale se scindent pour aller former deux couples sages qui partent chacun de leur côté. Ce qui compte, c’est qu’entre-temps les deux héros aient confronté leur monde à ce désert aux promesses décevantes. Le Premier Venu est, lui aussi, un film plein de vide mais qui ose le montrer, ce qui est déjà courageux.


M.P.

23/03/2008

Des bleus et des larmes



Il y avait Renoir (Le Fleuve), Rossellini (India) et Lang (Le Tigre du Bengale, Le Tombeau hindou). Et maintenant il y a Wes Anderson, un nom sur lequel il faudra compter. Arnaud Desplechin, du reste, ne s'y est pas trompé: Un conte de Noël a six ans de retard sur La Famille Tenenbaum... On remercie quand même l'auteur de Rois et reines d'avoir cité ses sources, cette fois-ci.


A bord du Darjeeling Limited
, donc. Un film si beau que sa critique en devient superflue. Car comment dire l'émotion qui nous étreint quand Adrien Brody déchire les billets d'avion sur l'aérodrome de je ne sais quelle contrée du Rajasthan, ou lorsqu'Owen Wilson enlève avec précaution ses bandages et découvre un visage tuméfié, sous le regard compatissant de l'amour fraternel? Dire ce qui est montré, il y a là une contradiction que peu de critiques avaient jusque ici relevé. Il faudrait faire voir les images du chef opérateur Robert Yeoman, de la même façon que Proust nous fait lire la phrase de Flaubert dans sa critique de L'Education sentimentale. On comprendrait alors qu'un ralenti de Wes Anderson est supérieur à celui d'un Wong Kar Waï, que le zoom n'est pas une figure aussi démodée qu'on veut bien le croire, et qu'un panoramique, lorsqu'il sert à cadrer et non simplement à tourner sur son axe comme une toupie en équilibre sur sa pointe, surpasse en beauté et en grâce l'exécution des plus virtuoses arabesques.


Mais au fond, la technique, on s'en fout. Ce qui importe, ce sont les bleus sur les fesses de Nathalie Portman dans l'Hôtel Chevalier; ce sont les larmes d'Adrien Brody et Owen Wilson après que le benjamin, pour mettre un terme à leur dispute, les asperge de gaz lacrymogène; c'est enfin l'étreinte bouleversante de Barbet Shroeder et des trois frères devant le garage Luftwafe Automotive, recadrée dans un travelling pudique. Pourquoi un tel mépris de l'artifice dans un film à la stylisation exacerbée? Parce que, de Rushmore au Darjeeling Limited, le cinéaste abandonne le gag pour une plus grande souplesse du récit; les innombrables inventaires des précédentes réalisations (souvenons-nous du fétichisme de La Vie aquatique, soucieuse de nous faire visiter les pièces du Belafonte, ou des résumés burlesques de La Famille Tenenbaum sur fond de musique pop) qui naguère encombraient la fiction d'attractions aussi amusantes que vaines, ont laissé la place à une véritable mise en scène du geste et de la parole. La rigueur du découpage, l'abandon de la pose et des effets faciles si fréquent dans le cinéma contemporain, n'est-pas ce que nous remarquions déjà dans Paranoid park, le dernier film de Gus Van Sant?


Mais il y a une leçon plus profonde encore que nous enseigne A bord du Darjeeling Limited. Cette leçon, je dirais qu'elle s'adresse moins au cinéphile qu'à l'homme derrière chaque spectateur. Roberto Rossellini, un autre amoureux de l'Inde, mettait en garde ses contemporains devant le désenchantement quelque peu complaisant du cinématographe, et formulait l'injonction suivante: "Il faut que l'homme reprenne possession de l'homme". Et sans doute faut-il voir dans le dernier film d'Anderson un trajet rossellinien, de la sombre myopie des fiers occidentaux, jusqu'à la sérénité retrouvée devant le spectacle de la mort. Sauf qu'à la fin, ce n'est plus le plan de grue de Voyage en Italie, l'élévation mystique devant le miracle de San Gennaro, mais le ralenti chronophotographique des trois frères prenant le train en marche, au son de Powerman des Kinks. Alors, on comprend le véritable sujet du film, c'est-à-dire sa représentation: le dandysme.


L'élégance est la marque du génie de Wes Anderson.


A.M


30/01/2008

De la balle


Que cela soit dit : Le Voyage du Ballon Rouge est un film absolument admirable. Un film de vacances, une récréation familiale filmant notre ville lumière avec une joie retrouvée qui est pour nous très précieuse.


Fidèle à lui-même, le maître de Taïwan ne se soucie pas de « transfigurer » le décor parisien mais d’en désigner la beauté rassurante, permanente, avec l’acuité particulière des voyageurs de passage. Trois séquences seulement rejoindront les cartes postales : la toute première, place de la Bastille, celle du canal Saint-Martin, au centre du film, et la rêverie finale sur les toits à partir du musée d’Orsay. Entre l’ouverture et le final, Hou fond systématiquement les murs de la capitale dans les trajets, les stations de ses personnages principaux. Même les écluses folkloriques seront prises dans un travelling souverain, libéré des gageures touristiques comme le ballon de la pesanteur.


On est loin de Klapisch, et même de Lamorisse. Ici, le ballon n’a plus la densité d’un personnage. Il est d’emblée réminiscence. C’est un effet connu, un trucage que le cinéaste explique, non sans malice, par la voix de son héroïne. Magie fausse, artifice dont le véritable intérêt est d’attirer Simon, le jeune garçon, à regarder plus loin, à agrandir l’image. Démarche plus bazinienne que celle du Ballon Rouge original et qui nous révèle le véritable enjeu du film : retrouver le sentiment de l’horizon dans la verticalité de la ville.


Ayant tous deux le sentiment d’être englobés, dépassés, l’enfant et l’étranger sont deux privilégiés. Ils ont le sentiment du ciel, de la lumière. Le tournage n’ayant duré qu’un mois, le cinéaste gangster travaille sur le Paris du moment, ville de jour pleine de soleil à l’opposée de la métropole nocturne de ses deux précédents opus. Une lumière, un ton domine même largement sur les murs de la cité : celle, on ne peut plus nostalgique, de la fin d’après-midi reflétée sur la pierre des beaux quartiers. Hou Hsiao Hsien rêve une capitale dévoilant sa vieillesse, tranquille et familiale comme lui est peut-être apparue celle de son séjour.



On aurait cependant tort de ne pas prendre cette vision au sérieux. Parmi tous les sentiments que le cinéaste prête à la jeune filmeuse face à la métropole inconnue, il nous semble particulièrement important d’en remarquer un : la lenteur. Ce ne sont plus les personnages et leurs actions qui s’inscrivent en marge de l’agitation des actifs, c’est la ville entière qui baigne dans une atmosphère de village et un calme estival. Beaucoup de critiques reprochent au grand maître d’avoir montré les bobos plutôt que « le Paris qui bouge ». Encore faut-il savoir de quoi l’on parle. Hou Hsiao Hsien «s'est surtout polarisé sur le quartier de la Bastille, celui des ruelles branchées, des bobos, des autobus, du métro aérien, et des artisans, le jugeant sans doute symptomatique du Paris du début des années 2000 » écrit ainsi Jean-Luc Douin dans Le Monde. Profitons donc de cet article pour lui apprendre qu’autobus et métros dépassent le quartier de la Bastille. Et, détail tout de même remarquable, que le film ne se centre pas sur le quartier susdit mais sur une petite partie du cinquième arrondissement, entre la rue Mouffetard et le boulevard Port-Royal. C’est là, apparemment chez ses hôtes, qu’Hou Hsiao Hsien trouve la matière de son film : la sérénité de la ville derrière les agitations du quotidien. Plus encore qu’à l’étudiante en cinéma baby-sitter, c’est sans doute à l’accordeur de piano que s’identifie le maître. Aveugle, le musicien fait son travail sans se soucier des bruits, dans la même pièce, d’une Playstation 2 et d’une scène de ménage.


Tout ici ne fait que participer de la même vieille musique. Le présent prend l’apparence des souvenirs et les plans confondent sans peine le temps de l’enfance et celui des adultes. Le montage se fait invisible. Lorsque, dans un bar, Simon raconte à Song que sa sœur l’emmenait jouer au flipper, le cinéaste, comme s’il filmait un autre coin du café, enchaîne aussitôt sur un flash-back presque insensible. Comme les reflets en tout genre, l’écrasement des perspectives ramènent la ville à une échelle humaine, habitable. Dans la chambre de l’enfant, dans le train, les vitres sales nous filtrent la lumière. Le paysage est plus serein qu’on ne le croit, et le cinéaste étranger l’aperçoit mieux que nous. Comme le mystérieux ballon rouge, il nous invite à le constater en le suivant jusqu’au dessus des toits.


31/12/2007

Cachez ce singe que je ne saurais voir !

Dans un célèbre article intitulé "Génie de Howard Hawks" (in Cahiers du cinéma, n°23, mai 1953), Jacques Rivette vit en Monkey Business "une fable qui s'applique à conter, avec une logique allègre, une verve méchante, les étapes fatales de l'abêtissement d’intelligences supérieures [...] On reconnaît ici une conception classique de l'homme, qui ne saurait être grand que par acquis et par maturité." Si ces propos brillent encore par leur justesse pénétrante, ils nécessiteraient néanmoins d'être nuancés: d'abord, parce que de Bringing up baby à Monkey Business en passant par Ball of Fire, Hawks n'a cessé de tourner en ridicule les travers des scientifiques, intellectuels et autres encyclopédistes; ensuite, parce que Chérie, je me sens rajeunir s'affirme aujourd'hui comme un film joyeusement régressif. Un fois encore, tout le brio de la mise en scène revient à Cary Grant, qui déploie dans Monkey Business une intelligence et une souplesse de jeu qui n'a d'égal que son interprétation du capitaine Henri Rochard dans I was a male-war bride (1949). Rappelons brièvement l'intrigue du film: le professeur Barnaby Fulton (Cary Grant) est sur le point de découvrir la formule d'un nouvel élixir de jouvence que des industriels veulent s'arracher à prix d'or. Tout irait pour le mieux si le chimpanzé du laboratoire ne venait accélérer les recherches en se mêlant de la préparation et en la vidant dans le distributeur d'eau. Bien décidés à tester les effets de la potion sur eux, Barnaby et son épouse Edwina (Ginger Rogers) retrouvent une nouvelle jeunesse mais voient leur quotient intellectuel diminuer de façon considérable. Cette histoire serait d'une plate banalité si elle n'était incarnée par un acteur qui, au cours de ses précédentes compositions dans Bringing up baby et Arsenic et vieilles dentelles de Frank Capra, n'avait développé une faculté géniale de jouer avec des animaux; son interprétation transforme la pochade en un mime de l'homme en singe et dicte à la mise en scène ses principes inébranlables: tel le chimpanzé que l'on filme au sortir de sa cage, attentif au moindre de ses gestes et à l'incident le plus impondérable, Cary Grant est un corps imprévisible où se jouent mille métamorphoses.

L'Impossible Monsieur Bébé (1938): déjà les mains sur la tête...

Chaque être renferme en lui une animalité qu'il ne souhaite que délivrer, semble nous dire Hawks: dans Monkey Business, l'onomastique porte la trace de ces instincts primaires. Si le prénom de Barnaby évoque plutôt, par le son des consonnes labiales, le babille d'un enfant, son patron, lui, s'appelle Mr Oxly (Charles Coburn), que l'on pourrait traduire en français par "M Vachement"; quant à son rival, joué par Hugh Marlowe, il porte le nom délicat de Entwhistle, sous-entendu "Ant-whistle" (sifflement de fourmis). L'absorption de l'élixir de jouvence entraîne tout à la fois le rajeunissement du cobaye et le déchaînement des ses pulsions animales. La scène où Esther se balance aux lampadaires du laboratoire sous l'oeil médusés des chercheurs est à cet égard la matrice formelle de la mise en scène: celle-ci fonctionne en un champ contrechamp classique où le professeur Fulton observe avec attention le comportement imprévisible de la guenon. Tout se passe comme si c'était l'acteur Cary Grant qui prenait note des attitudes simiesques qu'il développerait dans son jeu par la suite. Grant possédait d'abord une formidable intelligence de jeu, parce qu'il saisissait les intentions cachées d'une interprétation mieux qu'aucun autre acteur. Ce n'est pas le scénario, ni même les indications du metteur en scène qui l'ont guidé sur la voie de la pantomime, mais bien son aptitude à réagir au jeu de l'animal. C'est ce qui fait la seconde force du jeu de Grant dans Monkey Business: sa souplesse. L'anthropologie hawksienne est une anthropologie dynamique qui n'introduit pas une scission radicale entre la vie des pulsions et celle de la raison; au contraire, les pulsions continuent de se manifester dans la vie sociale. Cary Grant est l'incarnation de cette anthropologie. Observons le plan où les quatre chercheurs font chauffer l'élixir: tandis qu'il saisit une fiole sur une étagère à l'arrière-plan, Barnaby réveille une violente douleur à l'épaule; le son guttural qu'il profère alors rappelle curieusement celui du chimpanzé au plan précédent. Ce dynamisme de la composition implique de ne jamais jouer l'effet de la scène, mais bien l'évolution physique et mental du personnage tout au long des scènes qui composent le film. En témoigne la séquence où Barnaby absorbe la potion magique, tout entière construite autour du jeu de bras de l'acteur: les gestes sont en apparence anodins, Grant griffonne des mots sur un papier, enlève ses lunettes, et soudain ses mouvements se font plus amples; la curieuse façon qu'il a de jeter les yeux dans le vide, d'incliner légèrement la tête à droite puis de regarder fixement sa main gauche évoque le comportement d'un animal apeuré par le bruit.



Le jeu de Cary Grant est à la fois imprévisible et totalement professionnel, dans la mesure où il n'excède jamais les limites du cadre que la mise en scène lui impose: rigueur et liberté, tel est peut-être le paradoxe du cinéma de Howard Hawks. La scène où le couple Fulton se retrouve dans le bureau de Mr Oxly illustre avec brio cette contradiction. Un champ contrechamp sépare Cary Grant et la guenon Esther de Ginger Rogers; la position en oblique de Grant, assis sur l'accoudoir de la chaise, installe d'emblée un déséquilibre significatif dans le plan (cette position est du reste une constante du jeu grantien, finement analysé par Luc Moullet dans sa Politique des acteurs, aux éditions des Cahiers du cinéma). L'acteur pousse la pantomime à son paroxysme, puisqu'il répète dans le plan les gestes de l'animal à ses côtés: petits sauts sur place, mains sur la tête en signe d'enthousiasme, démarche voûtée de primate sur la table; tout y passe, pour le plus grand plaisir du spectateur. En regard de cette scène, nous ne saurions être en accord avec la remarque de Rivette: comme Boudu sauvé des eaux de Renoir, Monkey Business est un "film du corps étranger", pour reprendre une expression d'Alain Bergala. Il y a un réel plaisir chez Hawks à voir s'effondrer les valeurs traditionnelles de la société américaine sous les feux conjugués de la bêtise et de la potacherie; Le Sport favori de l'homme, réalisé en 1961 est à cet égard très explicite sur ce désir. Se dessine alors une morale qui porte moins sur les conséquences d'une action que sur l'action elle-même: l'homme hawksien est tout entier pétri d'une énergie vitale que la raison et l'habitude ont jadis étouffé; à lui de la libérer afin d'éprouver à nouveau sa pleine humanité.



28/11/2007

Génie du numérique



Un multiplexe nous propose un festival du numérique. Déjà ? Après tout, pourquoi pas : s’attarder ce mois-ci encore sur la « nouvelle image » est aussi, et tant mieux, une manière de rabâcher les mêmes idées, de projeter les mêmes films-phares qui nous guident dans ce flou. Il est même dommage, de ce point de vue, que l’on ait préféré faire découvrir le nouveau film de Wang Bing plutôt que son premier opus. Célébrer le cinéma numérique, c’est d’abord célébrer A l’Ouest des Rails. Chronique d’une femme chinoise existe, c’est vrai, mais ses qualités ne doivent pas nous masquer l’évidence : quoi que l’on puisse dire, on n’en a pas finit avec A l’Ouest des Rails.


C’est peut-être, me direz-vous, le propre de l’œuvre encore récente de la caméra numérique. En Avant, jeunesse, pour prendre le plus beau des exemples, nous promet aussi plus ce que nous pouvons encore imaginer aujourd’hui. Il y a quelques jours de cela, l’auteur de l’article que nous consacrions en septembre à Pedro Costa me faisait d’ailleurs remarquer un phénomène étrange. S’il est un point de convergence dans l’idéal du portugais et du chinois, un lien entre leurs deux films-monstres, c’est, d’abord, leur ambition affichée de faire de la caméra DV – petite, souple et légère – un usage monumental. Coïncidence extraordinaire qu’il ne nous appartient pas encore d’interpréter mais qui donne, d’emblée, un rôle de précurseur et de guide au jeune Wang Bing. Premier dans son ambition paradoxale de saisir l’immense, le massif dans les conditions d’un amateur à l’heure du numérique, il a, pour ainsi dire, « ouvert la voie ». S’il y a un geste cinématographique propre à cette ère numérique, c’est d’abord ici qu’il faut le chercher, c’est à partir d’ici qu’il faut en mesurer la portée, avant même Inland Empire. Comment ? Pourquoi ? Par quel miracle ? Nous l’ignorons. Nous ne nous proposons d’esquisser une réponse qu’à cette question plus simple : dans quel sens, quelle direction a-t-il précisément ouvert la voie ?


Si Wang Bing ne fut pas le premier à explorer les possibilités du numérique, il est pour nous le premier à en faire autre chose. Une autre forme, donc. Un plan d’A l’Ouest des Rails ne se compare pas. Il ne ressemble à rien d’autre. Aucun photogramme ne peut d’ailleurs restituer l’impression du spectateur et cet article n'en présentera pas. Passé le premier cadre, le privilège de la hauteur, le sentiment de dominer la ville ne se retrouvera plus. Comme si le cinéaste s’était assigné un ensemble apparemment saisissable, délimitable, et s’était proposé de l’explorer autrement, de le redessiner : à la hauteur des hommes, les images se réchauffent, se rassurent. La caméra trouve naturellement ses bords, s’humanise au contact des habitants, des ouvriers. L’objectif semble s’intérioriser, s’arrondir. Ce n’est peut-être pas la caméra stylo d’Astruc mais, au moins, une redéfinition des échelles et des perspectives que dessine l’objectif.


Je m’explique : il y a dans A l’Ouest des Rails une figure mère, dont le film est presque une gigantesque déclinaison, un agrandissement. C’est une trouée, une lueur, un puit sans fond où l’on plonge et avance constamment. C’est ce que voit le train, et spécialement lorsque la caméra y sert de figure de proue. C’est ce que voit le documentariste en suivant les ouvriers dans les couloirs infinis de l’usine, en suivant les jeunes de la ville à travers les rues enneigées, en s’arrêtant dans un hangar vide, aussi, pour tourner le regard vers la sortie d’où pénètre la lumière. Il semble alors que les cadres ne soient plus composés en fonction des bords latéraux de l’image, ne soient plus pensés en terme de transversale. Tout se passe comme si le plan n’était plus attiré que par un unique point de fuite, trou noir plus ou moins visible où s’enfoncent ensemble les hommes et la caméra. La perspective n’y serait plus déterminée par deux points du cadre capables de mettre en valeur un objet, un personnage tendu entre ces deux appels. Elle dépendrait maintenant d’un point central, visible, et d’un autre, invisible, premier, que l’on pourrait marquer par la caméra.


C’est étrangement au gros plan que l’on pense, à ces morceaux de visages qui occupent presque l’écran entier chez Griffith et que Wang Bing approche lui-même à l’occasion d’ « interviews ». Mais c’est l’ordre qui a changé : la caméra n’est plus le juge de deux forces en présence, du trajet accompli par quelqu’un, quelque chose, une forme vers une autre forme, échappée ou obstacle. Elle n’est plus regard extérieur, écart, elle détermine le champ avant de le délimiter. L’image se noue, s’aplatit même – malgré ce que peuvent dire les plus grands adeptes du numérique – au fur et à mesure de son avancée. Le sens du plan a changé avec la manière de le construire : il s’enfonce avant de prendre du recul, il part de la caméra avant de s’exposer devant elle.


Cela n’a pourtant rien à voir avec une quelconque forme de caméra subjective, ni même avec une identification du plan au regard du cinéaste. Loin d’être un personnage de l’action, la caméra dont nous parlons marque au contraire une absence d’autant plus sensible qu’elle est au cœur de cette action. Si la modernité est l’âge de la solitude de l’homme, il semble que la « postmodernité », ou ce à quoi nous ne savons encore donner de nom, soit le temps de son absence radicale. D’une absence aux hommes qui est d’abord l’absence d’un regard qui englobe, conscient. Interlocuteur privilégié pour chacun des « héros », le plan est une respiration, presque un appel d’air. Il est, pour celui qui est suivi, interrogé ou filmé, comme la première re-présentation possible – celle qui découvre et désigne ce qui lui appartient, ce à quoi il appartient. Chaque habitant de Shenyang est pris dans une image elle-même prise dans une course qu’il modifie, construit. Ce renversement est peut-être, me direz-vous, à l’œuvre dans tout le cinéma moderne et ce qui s’ensuit. Sans doute, mais le numérique seul viendrait alors l’accomplir, et Wang Bing en réalisé concrètement l’idée.


Alors, un ensemble prend forme : c’est une ville, un peuple. Plus fragile, plus impliqué, l’objectif n’est plus un tierce. Il vient ici restituer l’espace aux hommes, le sauver. Ce que le gigantisme d’une zone industrielle sans égal n’a su faire voir, ce que l’architecture la plus imposante échoue à représenter, ce que l’état nie dans sa restructuration, le cinéaste a su le voir, le faire voir : la grandeur d’une ville, c'est-à-dire ses habitants. Wang Bing leur rend leur ville au moment précis où la mutation économique croit la leur enlever.


Nous parlions au début d’un « gigantisme par le petit » dans le cinéma numérique. Le geste est évidemment politique. A l’Ouest des Rails s’offre aux habitants de Tie Xi, leur offre la conscience de leur grandeur. Mais loin de représenter un tout socio-économique à l’échelle d’une carte, Wang Bing se place à hauteur d’homme, parmi les hommes. Mieux : il les laisse faire. Le choix du documentaire reste ici choix de méthode, de rigueur. La forme naît d’elle-même, parce qu’un illustre inconnu a su la chercher. Ce cinéaste mystérieux, ce frère de Chine est encore jeune, et déjà inestimable.


M.P

28/10/2007

Feuillets arrachés au livre d'Alex




" Si le cinéma n'existait pas, Nicholas Ray, lui seul, donne l'impression de pouvoir le réinventer."

Jean-Luc Godard.


Il existe au cinéma deux catégories de réalisateurs: les cinéastes par accident et les cinéastes de métier. Disons, pour aller vite, que la première catégorie regroupe les cinéastes de "l'ontologie de l'image cinématographique": c'est Jean Renoir affranchi de l'influence castratrice de son père; c'est Howard Hawks, ingénieur de formation et pilote à ses heures perdues; c'est enfin Maurice Schérer, alias Gilbert Cordier, alias Eric Rohmer, le plus grand cinéaste français en vie . Et puis il y a les autres, les cinéastes de métier, ceux pour qui seul compte le travail des plans et la solitude du montage; ce sont des artisans cruels, des violeurs d'innocence, des pygmalions toujours insatisfaits de leur dernier ouvrage: qui, dans cette définition sommaire, n'aura pas reconnu la figure de Robert Bresson, Jean-Luc Godard, et désormais celle de Gus van Sant.


Gerry, Elephant, Last days, Paranoid Park... Quel est cet étrange corpus de films? A trop se poser la question, plus d'un critique s'est cassé les dents: Diptyque? Trilogie? Tétralogie? Pourquoi ne pas les appréhender d'abord pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des essais, c'est-à-dire des tentatives inachevées, toujours en suspens comme le skateur dans les airs? J'en veux pour preuve la souveraine désinvolture avec laquelle le cinéaste passe du format large au standart, de l'épopée grandiose de Gerry au lyrisme entêtant d'Elephant. Et dire que Gus Van Sant tourne inlassablement le même film depuis cinq ans, c'est oublier que, de Last days à Paranoid Park, le découpage en plans-séquences a laissé la place à un montage plus souple, plus équilibré, plus varié aussi dans ses ruptures de rythme et de tonalité. En un mot comme en cent, Paranoid Park est le film le plus composé de son auteur.


"Composé", il y a de quoi laisser dubitatif un spectateur habitué à la fragmentation du récit vansantien en plusieurs points de vue, à la désarticulation des liens de cause à effet et à la répétition cyclique des séquences. Il y a pourtant un facteur commun aux quatre derniers film du maître, et que l'on trouvait déjà dans Prête à tout (To die for, 1995), c'est la notion de fait divers. Van Sant aime à rappeler que, au principe de Gerry, " il y d'abord une histoire vraie, parue dans la presse [...] Deux types sont allés dans le désert, ils se sont perdus, un seul est revenu. Un soir, je traînais avec Casey [Affleck] et Matt [Damon], et [...] on s'est demandé quel genre de film on pourrait faire. J'ai dit: "Pourquoi pas cette histoire de désert?"." (Cahiers du cinéma, n°579). Que le fait divers soit meurtrier importe ici fort peu, ce qui compte, c'est la manipulation du temps et son organisation à travers le prisme de la subjectivité du personnage (sur le processus de la subjectivisation dans les films de Gus van Sant, je ne peux que vous renvoyer à mon article du mois de septembre sur Last days). Ce désir de posséder corps et âme l'acteur, nous le retrouvons à l'oeuvre dans Paranoid park, mais il est désormais pris en charge par la composition en journal intime. A cet égard, le film est scindé en deux parties distinctes, reliées entre elles par le mouvement de va-et-vient d'Alex, de la plage à sa maison: deux parties jumelles, où les séquences esquissées dans la première seront reprises, puis développées, enrichies, étoffées dans la seconde. Ce procédé de mimétisme est fréquent dans les films de Gus van Sant, mais il n'avait jamais trouvé une forme aussi rigoureuse dans laquelle s'épanouir.


C'est ici qu'il faut dissiper tout malentendu à propos du formalisme de l'auteur. Le cinéaste ne joue jamais sur la sidération de l'effet optique et sonore: un travelling dans le système établi par Gus van Sant, c'est d'abord une certaine façon d'approcher un corps, de la même façon qu'un cadre est l'espace d'une chasse entre la caméra et l'acteur (souvenons-nous de Last days). Il en va de même pour la composition interne des parties: elle met sur le même pied d'égalité chaque plan du film. Rien n'est plus étranger au cinéaste que l'idée de noeud dramatique, de paroxysme de l'action, de climax: j'en veux pour preuve la scène de l'accident, située au milieu du long-métrage.


Je ne peux dire pour l'instant que cela: nous sommes arrivés à un point de non-réconciliation avec la critique d'antan. Des skateurs, des pom-pom girls, toute la mythologie des lycées américains et des teen movies des années 1980, que peuvent-ils bien comprendre à tout cela, les critiques de la modernité cinématographique, les papes de la cinéphilie protestante? Rien, et c'est pour cette raison qu'un film de Gus van Sant ou de David Lynch leur sera à tout jamais étranger; c'est pour cette raison même qu'ils leur refuseront toujours la place qui leur revient de droit, c'est-à-dire la première. Oui, avec Paranoid park, c'est sûr, Gus van Sant est notre cinéaste bien-aimé.

A.M

Les Amours d’Astrée et de Céladon (dithyrambe)



Il faudra bien un jour saluer les chefs-d’œuvre en leur temps. Pourquoi ne pas rendre hommage aux vivants ? On ne sait, mais, après tout, il n’y a pas de quoi s’inquiéter : les commentaires les plus ridicules des détracteurs d’aujourd’hui s’effaceront bientôt d’eux-mêmes, et l'oeuvre restera.


Les Amours d’Astrée et de Céladon est pour tout dire un film qui, d’un revers de la main, rend définitivement caducs les poncifs que l’on entend sans cesse sur Rohmer. Ceux qui disent son cinéma théâtral trouvent là une scène bien trop vaste, naturelle et brute pour être travaillée comme les planches. Ceux qui croient toujours qu’un film est littéraire, ampoulé, je ne sais quoi pour peu qu’on y entende des dialogues plus purs que ceux de la « vie courante », ceux-là touchent ici du doigt une forme indéniable de cinéma pur en quelques plans, quelques regards, dès l’introduction. Aucun autre cinéaste vivant ne serait capable de dévoiler ou de lier si vite autant de gestes et de mouvements. Ceux qui reprochent au grand homme de ne savoir « donner du rythme » découvrent un art savant de l’alternance entre l’action, l’incident et la pause, entre l’attente et la rencontre. Mieux : à qui oserait le traiter de réactionnaire, l’artiste de 87 ans oppose une malice, une audace, une morale d’une liberté dont on ne saurait trouver d’équivalent en ce nouveau millénaire. Nous aurions d’ailleurs tort d’être trop solennel en écrivant cet article. Les Amours…est un film que nous admirons sans limites, c’est vrai. Mais c’est d’abord et avant tout un film qui nous réjouit. Pendant la séance même, quelque chose saute aux yeux. Est-ce l’extraordinaire précision des cadres et du montage ? Est-ce, au contraire, la facilité avec laquelle l’intrigue se développe et s’impose à nous ? Les deux, certainement, et beaucoup plus encore. C’est la certitude de chaque forme, l’importance même de chaque accent, l’humour dans les scènes les plus graves et l’humilité souveraine du poète : l’art suprême.


Dans une interview, Rohmer parlait des Amours… comme de son Tombeau Hindou. Comparaison magnifique s’il en est, mais qu’il ne faut pas comprendre à l’envers. Son dernier film n’est pas une somme; c’est plutôt une synthèse, une reformulation de qu’il a toujours voulu dire, un regard jeté sur tout le chemin parcouru. C’est un geste que, semble t-il, seuls peuvent faire les plus grands cinéastes, de Tabou à Va et Vient. Parvenus à un mystérieux degré de voyance, ils semblent alors toucher au point aveugle de l’art, à cet absolu de la mise en scène où tout ce qui tombe dans leurs mains, leurs oreilles ou leur champ trouve naturellement sa place. Insaisissable, leur œuvre peut alors tout montrer. « On peut tout dire par la Comtesse, rien sur elle » écrivait il y a trente-cinq ans notre homme à propos de La Comtesse de Hong-Kong. Nous pourrions à présent lui retourner le compliment : il nous semble très beau, très vrai(©Jackie). L’allusion au diptyque de Lang nous interdit cependant de lui accorder trop hâtivement le privilège des derniers films : elle nous porte à espérer que nous ne parlons pas ici de l’ultime mais juste du dernier film d’Eric Rohmer.


Et puis, en cherchant bien, nous pourrions dire beaucoup de choses. De la manière dont l’artiste s’extrait de toute forme de temps historique, dont il imagine un monde déjà imaginé et fantasmé. De la vie qui rejoint du même coup le jeu, du hasard et du choix dont on saisit plus que jamais la portée. Mais aussi du détachement avec lequel le sage aborde l’existence, des énigmes ou des mystères que demeurent ici les êtres et les choses, de Rohmer et des signes. Nous pourrions parler de la manière dont on triche malgré tout avec les apparences, de cette morale malicieuse. Nous pourrions en conclure que Rohmer est l’un des plus grands modernes, le plus drôle, que son cinéma est le plus difficile à faire, et qu’il n’ennuie que ceux qui ont trop peur pour le suivre. Nous pourrions aussi deviser de l’acteur, des acteurs, de ce spectacle de la vie qui renvoie les « directeurs d’acteurs » à leur amateurisme. Ou de cette dernière séquence, de cette extraordinaire révélation du couple à lui-même, miracle évoquant le final du Rayon Vert, en peut-être plus beau encore.


Oui, disserter sur tout cela serait possible, mais ce serait trop présomptueux. D'ailleurs, ce n'est pas un film qui a besoin que l'on parle pour lui. Aussi nous contenterons nous de saluer l’artiste, l’homme et la foi qu’il porte en son art. Car, plus qu’aucun autre film, Les Amours d’Astrée et de Céladon nous donne des raisons de croire au cinéma.


M.P

15/09/2007

En avant, jeunesse, de Pedro Costa

Nous avons vu En avant, jeunesse de Pedro Costa et nous pouvons témoigner de sa grandeur. Tel l'enfant dans l'obscurité de la chambre à coucher, nous marchons à tâtons pour ne pas se blesser à l'encoignure du cadre stable et coupant, riche dans ses contrastes de volumes et de lumières. Les précautions à prendre sont grandes, tant le film s'impose par son importance esthétique et politique de premier ordre. On peut tout d'abord avancer qu'il s'agit d'un cinéma de la révélation, proche en cela des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet: l'acte de montrer est au principe d'En avant, jeunesse. Pourtant, il semblerait que le film procède à un renversement des valeurs expressionnistes traditionnelles de l'image; la lumière n'agit plus comme une opposante aux ténèbres, mais au contraire comme une complémentaire, elle intensifie plus encore l'ombre en la revêtant d'un lustre d'or, et fait de chaque gros-plan une véritable enluminure. C'est en ce sens qu'il faut comprendre En avant, jeunesse, comme la complainte du héros loin de sa terre natale: Ventura est le nouvel Ulysse, le Cap-vert est son Ithaque. C'est le second principe d'écriture du film, toujours en étroite relation avec le cinéma des Straub: actualiser le mythe, l'incarner dans la vie quotidienne. Dès lors, ce ne sont plus les hommes d'affaires, les patrons et les rois du pétrole qui sont les maîtres du monde, mais bien les pauvres, les immigrés et les "nègres", ces rats d'égoûts. On comprend maintenant pourquoi l'Etat français n'a pas souhaité distribuer le nouveau film de Pedro Costa dans les salles de cinéma, tant son propos est révolutionnaire. Et ce n'est certainement pas l'arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir qui va arranger la situation.


Alors, En avant jeunesse fait accéder l'être humain à l'immortalité. On se souvient de la scène où Ventura, aidé par l'un de ses fils, se retrouve seul dans un musée; cette scène est intéressante puisqu'elle met en scène le "privilège" du héros: aujourd'hui, la question n'est plus de savoir si la culture doit être gratuite pour tous, puisque les pauvres, sitôt que nous avons le dos tourné, investissent les lieux, et cela sans le désagrément de la foule. Une fois encore, le propos brille par son audace. Mais ce qui nous intéresse encore plus dans cette scène décidément remarquable, c'est la coexistence dans le plan du visage de Ventura et de la statue. Nous sommes véritablement en présence d'un cinéma de l'enregistrement dans lequel chaque fragment de la réalité accède à une dimension supérieure, tel un lampadaire accroché au plafond d'une pièce aux murs blancs, ou encore une bonbonne de gaz. Ces objets, parfois inclus dans un plan plus général, parfois simplement isolés, n'obéissent pas aux contraintes d'un montage "bressonien" qui tâcherait de les relier à l'ensemble par l' entremise d'une main, ni à celles d'un montage métonymique ou symbolique. Non, ce qui frappe dans ce film, c'est que chaque chose, chaque voix, chaque visage sont traités pour eux-mêmes, dans toute leur nudité ontologique. Attention, on trouve cependant dans En avant, jeunesse des exemples de montage métaphorique, comme cette scène où la chute du bandage qui protégeait la tête de Ventura "métaphorise" l'accident du fils en haut du poteau électrique; au plan suivant, celui-ci est déjà à terre. Comment comprendre cette scène, comment en saisir les enjeux, nous ne sommes pour l'instant en mesure d'y répondre. Mais le spectateur a eu l'intuition d'un sens caché, il a perçu dans le montage toute la violence et la poésie d'un raccord, et c'est cela qui fonde le geste cinématographique de Pedro Costa. Alors nous accédons à une "idée" de la pauvreté, où les grandioses perspectives du plan ne sont jamais entravées par les meubles, où les
héros souterrains voudraient toucher du doigt le ciel, où tout enfin semble soumis aux lois de l'élévation, de la paix. Telle est la grandeur d'En avant, jeunesse.


A.M

14/09/2007

Zodiac, de David Fincher

Riche, ample et long, Zodiac pourrait être un film complexe et foisonnant. Sa grandeur est pourtant dans sa simplicité. Humble, David Fincher s’en tient aux faits réels, aux résultats de l’enquête. En somme, Zodiac conte moins l’histoire du « tueur du Zodiac » que celle de sa recherche, de sa traque. Jamais le spectateur n’en saura plus que ce qu’il en est vraiment. Jamais le cinéaste ne désignera de coupables. Tout ce qu’il nous donne, c’est une probabilité. Vingt-deux ans après, il y a 8 chances sur 10 pour que l’on ait identifié le tueur de 1969, aucune certitude. L’enquête est close, précise le cinéaste. On ne pourra donc définitivement pas mettre un visage sur l’assassin sans prendre un peu de recul. Ou sans se retourner…


Comme tous les autres films de Fincher, Zodiac est, en effet, un film paranoïaque. Le tueur peut être partout : dans les caves, dans la nuit, dans le noir ou même derrière les arbres et juste derrière soi. Mais il peut être aussi n’importe qui, derrière n’importe quel visage. Lorsque notre boy-scout se rend au magasin où travaille son suspect principal, il veut se convaincre que la poursuite est finie, que sa quête a trouvé son terme. Le champ veut trouver son contrechamp. En un instant, il le saisit puis le quitte : les regards se croisent, intrigués. Peut-être cet homme rustre, lourd et presque décevant est-il derrière tout ça, derrière chaque plan. Est-ce possible ? L’enquêteur et le cinéaste posent ici la question : l’énigme entière se résume t-elle à cette clé ? Est-ce l’homme qui, dès le début, engloba San Francisco du regard ? Est-ce lui qui l’observe de loin, comme une maquette ?
Non, cette vue pleine, entière et souveraine n’est pas la sienne. En l’adoptant, Fincher n’adopte pas le point de vue du tueur mais le point de vue du mythe. Il contemple nos héros, les attire, et eux le cherchent. Cette quête impossible, insensée, parcourt leur existence et la trace malgré eux. Le cinéaste la suit le plus simplement possible; il lui sacrifie la logique du quotidien comme celle du film d’enquête. Le Zodiac qu’il nous montre ressemble à ses messages codés : illisible et attirant, il s’adresse à tous sans être l’œuvre de personne- la graphologie, la science ou la raison le prouvent. Il est moins un tueur qu’une pure projection de l’imaginaire collectif.


Le vrai sujet de Zodiac ne se cache donc derrière personne. Il est là, partout, dans la succession des suspects, des enquêteurs qui tentent d’approcher le mythe. Dans celle des voitures et des tenues qui cherchent à le ressusciter. Le sujet de Zodiac est dans ses transitions, ses coupes, ses ellipses et ses sauts incessants. Dans tout ce qu’évoque, simplement, une chanson de Donovan. Film actuel et désarmant, honnête au point de montrer tout et rien que ce qu’il peut, fait de mystère et d’intuition, il n’a pas à se soucier du passé, des erreurs ou des échecs de David Fincher. Zodiac est l’œuvre d’un auteur parvenant à la maîtrise de son art.

M.P