31/12/2007

Tel qu'en lui-même enfin...


"Exegi monumentum aere perenius
Regalique situ pyramidum altius"

Horace.


Du 05 décembre au 04 février 2008 a lieu à la Cinémathèque Française la rétrospective intégrale des films de Howard Hawks. Devant l'importance de l'événement, nous avons consacré tous les articles du mois de décembre à cette oeuvre capitale. A l'heure où les Cahiers du cinéma préfèrent prendre le pouls du cinéma de demain, nous, petits soldats, proposons un approche originale et ludique du "grand texte hawksien", parce qu' il faut à présent qu'une page se tourne pour que s'écrive la suivante, et que la postérité rétablisse Howard Hawks sur le trône qui lui sied, celui de la jeunesse, de l'insolence et de l'intelligence. Que les lecteurs excusent notre silence sur le dernier film d'Abdellatif Kechiche, mais le concert d'éloges accordé à La Graine et le mulet nous parut bien trop enthousiaste. J'entends déjà pleuvoir en nombre les reproches: "passéistes" diront certains, "réactionnaires" hurleront les plus téméraires. Peut-être... En tout les cas, nous faisons nôtre la devise d'une célèbre maison d'édition parisienne: "Rien de commun.". Très cher Julien Gracq, nous vous dédions les présents articles.

A.M


Langues humaines, langue hawksienne.

A première vue, l’espace hawksien est sans limites. La frontière, c’est le problème de Ford. Howard est l’homme de l’air et se moque bien du tracé des états. Il éprouve sa liberté quand il le veut. Tous ses films le montrent : un homme enfermé dans son milieu a toujours, à un moment ou un autre, l’occasion de prendre ses distances. La caricature de ce schéma aboutira bien entendu au prodigieux Monkey Business, où le savant régresse jusqu’à l’enfance, redevenant même nourrisson. Incapable de parler, il rejoindra son corps et son statut in extremis. Chérie, je me sens rajeunir : quoi de plus effrayant que cette liberté-là ?


C’est The Big Sky, le film précédent, que nous prendrons pour exemple de notre démonstration, pour la bonne et simple raison qu’il aborde le même schéma de front : avant de revenir à leur place, les aventuriers s’éloignent concrètement de leur Amérique, dans le temps et l’espace. Et, fait rare chez H.H., ils se confrontent à des langues inconnues, les écoutent et les craignent, alors que les héros de Hatari ! n’auront que faire de communiquer avec les indigènes. Avant d’éclater, le « génie de Howard Hawks » devait sans doute mesurer ici l’étendue de son pouvoir. Les hommes sont peut-être libres d’être qui ils veulent, mais pas de comprendre tout le monde : on parle au moins trois langues dans La Captive aux yeux clairs. L’anglais, bien sûr, celle des héros, mais aussi le français et une langue indienne, apparemment le Niitsipussin. La présence de bandes Pieds-Noirs près du Missouri semble historiquement attestée, tout comme l’importance de la population française dans la région vers 1830. Si la proximité des langues étonne, c’est plutôt par rapport à l’image habituelle, stéréotypée, du western classique. Sortit dans les salles en 1952, le film laisse pourtant peu de place aux topoy du genre : les deux personnages principaux y travaillent pour une compagnie de commerce, tombent tous deux amoureux d’une indienne, et l’intrigue qui les lie se déploie essentiellement autour d’un bateau. Tout comme ses personnages décident de remonter la rivière jusqu’aux territoires alors inexplorés par « l’homme blanc », Hawks s’attache ici à élargir l’univers du western: l’action commence en 1832, au Kentucky, et finira presque six mois plus tard au nord du Montana, bien loin de l’ouest de la fin du siècle. D’emblée, le cinéaste place son film sous le signe de l’inattendu et de la découverte. Inspiré du roman du même nom d’A. B. Guthrie Jr, le scénario de The Big Sky n’est d’ailleurs qu’une suite de rencontres : entre Jim et le jeune Boone, entre les deux protagonistes et l’oncle Zeb, puis entre l’équipage du bateau et la captive indienne, l’indien Poor Devil, la compagnie concurrente, les Crows et enfin les Pieds-Noirs. La moitié de ces confrontations mettent au moins deux langues différentes en présence, avec, chaque fois, un seul traducteur possible. Obstacle à toutes formes de communications, la langue est un problème d’importance pour ces marchands décidés à faire du troc avec la tribu la plus reculée de ce « pays immense et sauvage ». Le problème parait même insurmontable pour deux aventuriers amoureux comme ici d’une princesse indienne. Dans les rapports d’amitié et de rivalité qui structurent le film, la langue sera l’enjeu de tous les désirs.


La Captive aux yeux clairs
se présente comme un récit de pionniers. Le générique passé, un texte défilant prévient : « Cette histoire est celle des premiers hommes qui explorèrent en bateau le cours du Haut-Missouri […] et ouvrirent ainsi le passage vers le grand Nord-Ouest ». Le film va parcourir trois mille kilomètres en 138 minutes – la version « longue » originale réintègre seize minutes particulièrement admirables, c’est sur elle que nous nous fonderons. Et, pour accentuer ce caractère épique, la voix off d’un narrateur parlant au passé, en anglais, intervient dès le début. Ce conteur pour l’instant inconnu reprend le plus souvent la parole après chaque séquence, relançant régulièrement l’action en même temps que la musique de Dimitri Tiomkin. Ce rythme, calqué sur celui du voyage, exclut pourtant le quotidien de l’expédition. Plus encore que le roman, le film élude tous les jours sans surprises. Dès le premier trajet pour Saint Louis, il confère au contraire à chaque scène un caractère mythologique. Le Jim Deakins qu’interprète Kirk Douglas apparaît comme l’homme qui brave la rivière et c’est en tuant le serpent qui le menaçait que Boone Caudill fait sa connaissance, c’est en dormant à la belle étoile, près d’un feu, que les deux hommes se présentent vraiment. Leur parcours semble d’une telle ampleur que les héros sont déjà dépaysés en arrivant à Saint Louis. Là, c’est la taille de cette « fourmilière » de plus de dix mille habitants qui les étonne et donne aux nouveaux venus l’air d’étrangers. Lorsqu’ils entrent dans le saloon où l’on chante et parle en français, les deux américains ne sont plus ni surpris ni gênés. A tel point qu’ils semblent d’abord comprendre le français : au « vous désirez ? » de la serveuse, Jim répond aussitôt, et en anglais. S’ils ne parlent pas vraiment la langue, les deux partis se comprennent assez bien pour que la traduction ne soit qu’une question de secondes. La familiarité est alors plus une question d’atmosphère que de langue. Ce n’est qu’avec Bourdonnais, le propriétaire du Mandan, le bateau sur lequel ils s’engageront, que le français deviendra indéchiffrable pour les deux héros. Il sera d’ailleurs plusieurs fois désigné comme « le Français ». Et, dès lors, le seul anglophone à le comprendre sera Zeb Calloway, l’oncle de Boone joué par Arthur Hunicutt. A chaque ordre, chaque annonce du capitaine faite dans sa langue d’origine, le vieux trappeur folklorique rapportera ainsi la traduction aux deux amis. Intégrés à l’équipage majoritairement français, ces derniers n’en sont séparés que par un léger retard de compréhension. A partir du moment où quelqu’un est là pour parler l’anglais, que tout le monde est capable de le comprendre et de le balbutier, même avec un fort accent, il ne semble pas y avoir de malentendu possible. Petit à petit, cette voix qui rassemble les hommes des deux langues, qui vient rappeler à Bourdonnais que l’une est plus universelle à bord – « Speak english ! » lui intime t-il quelquefois -, cette voix sereine et expérimentée apparaît comme celle du narrateur. Le spectateur la reconnaît et se fie avec confiance à ses traductions. Plus soucieux de lisibilité que de réalisme, Hawks, aidé de Dudley Nichols, choisit d’ailleurs de limiter les dialogues en français. Tout ce qui est utile à l’action est traduit par Zeb. Les rares phrases accessibles aux seuls francophones sont des exclamations rapides, qui échappent même par moments à leurs auteurs dans le feu de l’action ou du dialogue. « Sacré nom de nom… » prononce par exemple « le Français » avec un fort accent nord américain avant d’être rappelé à l’ordre, d’expliquer sa colère lorsque ses hommes découvrent la présence de la captive indienne. La scène le démontre parfaitement, la barrière de la langue n’est encore qu’une affaire de délai : il ne faut que quelques instants pour rétablir la compréhension et l’égalité entre tous.


Le problème posé par la langue indienne sera tout de suite d’une toute autre ampleur. Lorsque l’Indienne apparaît, personne ne lui parle. Car cette fois seul l’oncle Zeb, on l’apprendra plus tard, parle la langue de l’étranger, celle des Pieds-Noirs. Mais tel n’est pas le plus grand obstacle à la communication. Dès son apparition, au sens littéral du terme, la jeune femme fait en effet l’objet d’un tabou. Elle est celle qu’il ne fallait pas voir, celle qu’il ne faut pas toucher sous peine de mort, celle que l’on ne peut quasiment pas approcher sans être soupçonné d’arrière-pensées. L’interdiction est, là aussi, quasiment d’ordre mythologique. La seule femme à bord est une monnaie d’échange, l’otage qui permettra de traverser le territoire des Pieds-noirs sans danger et d’obtenir des peaux à des conditions avantageuses. Elle la fille d’un chef Pied-Noir, une princesse capturée par les Crows, peuple rival, et qui a pu s’échapper mais est tombée aux mains des Blancs « il y a trois ou quatre ans ». Vivant comme une prisonnière, la jeune fille refuse depuis de parler à quiconque. Au-delà même de la connaissance de la langue et de l’interdit posé à l’équipage, le dialogue est donc soumis à la volonté de la princesse indienne. Contrairement aux marins et aux chasseurs, elle n’occupe pas la même position que ses interlocuteurs. Entre le français, majoritaire à bord, et l’anglais, déjà majoritaire dans la région à l’époque, il ne saurait y avoir de différence autre que culturelle. Sûrs de venir du même pays, les uns comme les autres peuvent cohabiter. Tant que leur propre langue est parlée, francophones et anglophones sont toujours comme chez eux. Se comprendre ne fait que renforcer la cohésion des hommes pour l’expédition commerciale. L’Indienne, au contraire, est isolée à bord du Mandan. Aucun homme de son peuple ne l’accompagne. De princesse, la voilà réduite au statut de prisonnière. Sa nation ayant toujours été hostile aux marchands, elle est comme aux mains de l’ennemi. Et, pour l’équipage, la position paticulière qu’elle occupe en tant qu’otage ne fait que renforcer cette idée. Son refus est motivé par un code d’honneur implicite : si elle cherchait à parler ou à comprendre le français ou l’anglais, elle ne ferait que pactiser avec ses ravisseurs. La question de la langue est pour elle un enjeu moral. Elle la sépare concrètement de ses compagnons de voyage, instaurant une distance volontaire et presque insurmontable : comment se lier à quelqu’un qu’on ne peut absolument pas toucher, dont on ne peut obtenir une parole ? La langue représente ici la démarcation la plus tangible entre les peuples indiens et les « colons ». Le nom même par lequel la jeune femme est désignée, Teal Eye, lui a été donné par le vieux Zeb : s’ils foulent le même territoire, les Indiens et les pionniers restent cantonnés de part et d’autre d’une ligne infranchissable. Tout le problème est de savoir comment cette ligne apparaît.


Une scène inattendue viendra vite répondre à cette question. Alors qu’ils campent près du feu, l’équipage du bateau attend une attaque de la Compagnie, leur principal concurrent. Des hommes placés par le vieux Zeb montent la garde. Dans ce moment de pause, le thème principal du film semblent joués par les hommes de l’équipage, comme s’ils pouvaient pour la première fois prendre en main leur destin, ou du moins en prendre conscience. Aucun heurt sérieux n’ayant pour l’instant entravé le périple du Mandan, les hommes peuvent encore croire l’horizon grand ouvert, imaginer ce Big Sky sur lequel un panoramique ouvrait le film. Déjà, la mélodie était la même ; elle n’était que plus triomphante. Et puis, dans l’attente, un marin se met à jouer et un autre à chanter, remplaçant la composition de Dimitri Tiomkin par une vieille chanson française. Pour la première fois, Jim et Boone découvrent chez leurs compagnons une autre culture, une tradition qu’ils n’avaient pas soupçonnées. « Quand je rêve… » dit la chanson, « Quand je rêve…, j’ai mes lèvres sur tes lèvres »… Émus par ces instants de recueillement, les deux hommes demandent la traduction à leur voisin. « C’est une très vieille chanson » leur répond-il avant de leur en expliquer le sujet. Pour la première fois, les deux hommes ne sont plus seulement des nouveaux venus parmi ces hommes, ils sont de véritables étrangers. Ce qui n’apparaissait pas dans la conversation ou les échanges quotidiens se révèle dans le chant : la langue porte une culture qu’elle délimite, circonscrit pour Hawks, et à laquelle ces non francophones n’ont pas accès. Le montage juxtapose leur regard admiratif et celui du chanteur et des hommes d’équipage que cette chanson « retourne ». Un plan bref nous montre le capitaine ayant du mal à fermer l’œil. Le suivant nous dévoile un marin essuyant une larme. Celui d’après revient sur les deux héros, apparemment distraits et levant les yeux, seuls à remarquer que l’Indienne s’approche du feu. L’enchaînement des visages suffit à comprendre que les deux hommes restent un peu à l’écart de leurs compagnons, qu’ils ne peuvent se recueillir comme eux sur ces mots. Dans sa critique de La Captive aux yeux clairs, Eric Rohmer loue l’étrange précision de cet art. « Je ne connais pas de metteur en scène plus indifférent à la plastique, écrit-il à propos de Hawks, plus banal en son découpage, mais, en revanche, plus sensible au dessin exact du geste, à son exacte durée ». Au regard et à la voix, faudrait-il aussi rajouter. Car cette séquence va confronter par trois fois le jeu des regards inquiets à celui des paroles qui rassurent. Le calme du chant s’installant parmi les hommes, Teal Eye vient en effet saisir un flambeau devant ses deux prétendants et, le temps d’un gros plan, les toiser en soufflant sur sa torche. Un deuxième gros plan, d’à peine deux secondes, montre Boone la toisant à son tour et le regard de Jim passer de l’un à l’autre. La jeune fille s’éloignant, Jim en conclue que le danger est écarté : « J’ai cru qu’elle te le collerait dans la figure » avoue t-il et les deux hommes sourient. Un coup de fusil se fait aussitôt entendre, les hommes vont chercher leurs armes. Un homme dit avoir essayé de viser un indien. L’ensemble de la troupe recule et scrute la forêt. Rien n’est visible dans la nuit. Zeb, à haute voix, prononce quelques mots en indien. Une voix, invisible, lui répond depuis les branchages. Un Indien hilare apparaît et se met à parler devant les hommes méfiants. Jim, comprenant le mot « whysky », se met à rire, et Zeb donne la solution de l’énigme : c’est un Pied-Noir errant, un peu « dérangé ». Le groupe en éveil ne peut se rassurer, s’assembler en rond autour de l’objet présumé de la peur, ici, qu’après avoir nommé le danger dans sa langue. La langue démarque encore les peuples, leur proximité ne fait que révéler ces lignes de partage. L’Indienne vient voir son compatriote, prêt à étancher sa soif avec du whysky, et parle pour la première fois. Elle ne lui dit qu’une phrase, Zeb traduit : « un Pied-Noir ne doit pas boire l’alcool du blanc ». La langue, pour elle, ne sert ainsi qu’à prononcer les interdits culturels, à souligner l’écart entre son monde et celui des hommes qui l’entourent.


Les rapports entretenus avec la captive, mêmes muets, ne peuvent donc qu’être des rapports de rivalité. Un homme étant vite condamné au fouet pour avoir voulu toucher la jeune fille, tous s’en tiendront à une distance respectable. Tous, sauf les deux personnages principaux, aventuriers pour qui la séduction amoureuse n’est qu’un combat de plus en milieu hostile. Les rapports de domination inhérents à la position occupée par la prisonnière exacerbent naturellement les rapports amoureux, que Hawks, c’est un cliché, conçoit d’abord comme conflictuels. Le triangle amoureux le plus évident que le cinéaste ait mis en scène depuis Poings de fer, cœur d’or (1928) n’avoue là aussi ses tensions que par gestes et regards entrecoupés et rapides. Non pas que la langue soit inutile aux relations qui s’instaurent, mais elle sanctionnerait ici une histoire d’amour et une concurrence qu’aucun des trois personnages ne voudrait avouer. La parole est en quelque sorte le but à atteindre. Dans les péripéties qui les unissent, Jim, Boone, Teal Eye et Poor Devil, l’Indien simple d’esprit, ne s’entendront que par des gestes mutuels. En tant que traducteur, Zeb semble par conséquent disposer d’un véritable privilège. Ayant vécu avec les Pieds-Noirs, le vieil homme est le seul interlocuteur de la princesse tant convoitée. Il acquiert ainsi définitivement le statut de guide. C’est lui qui transmet, en niitsipussin, les informations nécessaires à la jeune indienne. Mais c’est aussi lui qui connaît le mieux la région et les différentes nations indiennes qui y vivent. Il est presque au dessus des antagonismes, il semble être de tous les peuples. L’exemple intrigue : annonce t-il une réconciliation possible ? Les langues pourraient-elles cohabiter dans un rapport idéal d’égalité ?


Les quelques jours passés dans la tribu des Pieds-Noirs éclairciront les rôles. Alors que dans le précédent western de Hawks, La Rivière Rouge (1948), l’apparition des Indiens ne se soldait que par une bataille rangée, le récit qui nous occupe différencie deux camps indiens, l’un étant l’allié de la Compagnie, l’autre celui des héros. Le premier, celui des Crows, se fera menaçant puis mènera l’équipage du Mandan à l’affrontement, mais il en va tout autrement du second, celui des Pieds-Noirs. Surgissant eux aussi brusquement sur les bords de la rive, ces derniers se révèlent être des amis et remorquent le Mandan. Le film s’installe alors pendant plus de quinze minutes au campement indien. Le commerce commence. Zeb fait le traducteur. Un plan d’ensemble nous présente la scène. A gauche, assis auprès de sa marchandise, Bourdonnais. Devant lui, à la droite du plan, Zeb est debout, prêt à parler à l’Indien qui se place entre eux pour marchander. Derrière les trois personnages, d’autres Indiens sont disposés en arc de cercle. Un panoramique, plus proche des personnages, vient préciser la forme de l’attroupement. Le trappeur et le capitaine sont bien encerclés, au centre de l’attention comme peuvent l’être les étrangers. Le vieux polyglotte n’est pas traité différemment de ses compatriotes. Il ne sert d’intermédiaire que d’un point de vue commercial. Il traduit ce que demande Bourdonnais par des phrases courtes, sans rien ajouter. Ces peaux « sont les moins chères que tu aies jamais achetées » glisse t-il à son ami, sans bien évidemment le traduire. Il détourne même un peu après les yeux de la scène, comme si son rôle était ailleurs.


La scène suivante le met autrement en scène. Un soir, alors que Teal Eye réapparaît et se présente à eux, Zeb est de nouveau devant ses compagnons. C’est lui qui rappelle les usages et, l’air passif, mène en réalité le jeu. Dans cette séquence de révélation, la princesse vient désigner celui qu’elle a choisi. Elle donne à Deakins un bijou symbole d’abondance et le vieil homme transmet le message : « …she says she loves you… », « …loves you like a brother » reprend-il. La jeune fille les remercie et fait alors un geste, en direction de Boone. Jim et le vieil homme se retournent vers ce dernier, lui faisant comprendre ce que l’on attend de lui sans le formuler : ils ne peuvent faire ce pas à sa place, leur rôle s’arrête là. Le jeune homme rejoint l’Indienne dans sa tente, les groupes sont définitivement dessinés. Zeb et Jim à sa suite mènent les hommes de l’équipage, mais restent parmi eux. Seul Boone peut passer outre l’écran de la traduction. Ne pouvant se faire comprendre de la jeune Pied-Noir, il lui donne son couteau : elle tranche le cordon qui laissait la tente entrouverte. La scène se passe entièrement de paroles ; l’un et l’autre doivent accepter de s’unir avant de parler la même langue. Il la regarde et elle hésite, puis jette le couteau à terre. Une danse s’enchaîne dans la nuit et Zeb en explique la cause à son neveu intrigué : son mariage avec la princesse est célébré. L’action s’est entièrement déroulée en deçà du langage. Le mariage fut « prononcé » sans un mot. Soucieuse de laisser Boone choisir, Teal Eye l’oblige cependant à « payer pour elle », pour qu’il soit libre. Dans la mythologie du pionnier que le film construit, le langage seul permet de conquérir véritablement le territoire idéal. L’aventurier devra donc se décider seul à rester et franchir, en toute connaissance de cause, la barrière de la langue. Incapable de cette dernière audace, il renonce, abandonne la jeune fille pour suivre ses camarades et s’embarque avec eux sur le chemin du retour.


A bord, le jeune homme s’isole et ne parle plus, comme s’il n’était plus chez lui et parlait déjà une autre langue. Peut-être s’est-il déjà décidé, mais il lui faut choisir librement son peuple – Zeb refusera d’ailleurs de lui dire les paroles, de lui raconter l’histoire qui l’aideraient à résoudre son dilemme. C’est la règle chez Hawks : les protagonistes doivent toujours éprouver seuls leur liberté avant de faire un choix, même celui du mariage. Le motif du scalp que transporte Boone, censé être celui de l’Indien qui a tué son frère, dessine une métaphore parfaite de l’idylle entre le jeune homme et Teal Eye. Symbole du racisme dont il fait preuve, ce scalp est ressenti comme un affront par l’Indienne : elle cherche à l’enterrer pour que l’âme de celui à qui il appartient puisse « aller en paix ». Les deux se l’arracheront violemment jusqu’à ce que, dans la dernière séquence du film, Boone décide de le jeter au feu avant d’avouer ses torts et de sceller, ainsi, son amour pour la princesse des Pieds-Noirs. Pour parler la langue, il faut passer de l’autre côté d’une ligne invisible entre les peuples, le jeune homme choisissant alors de repartir dans la tribu indienne. Il faut accepter de franchir une frontière qui ouvre sur un autre monde, et aucun langage commun n’est possible avant ce choix. Même le narrateur, s’il se révèle capable de communiquer avec les Indiens comme avec les Américains, n’a pas l’illusion d’appartenir aux deux peuples. Ayant quitté les Pieds-Noirs, il n’est plus là-bas chez lui mais ne peut non plus se résoudre à s’installer comme les autres trappeurs. Il ne peut quitter définitivement cette région qu’il connaît si bien. S’il l’on peut parler d’un culturalisme dans le cinéma de Hawks, c’est parce que ses héros, même libres, y doivent choisir en définitive leur univers. N’ayant su le faire à temps, le personnage de Zeb Calloway, mentalement apatride, est le symbole d’un échec. Il a choisi de rester voyageur, est condamné à le rester toujours. Les affaires faites, Français et Américains sont pressés de rentrer chez eux. Boone a choisi de rester parmi les Indiens et Jim de repartir, car « rien ne [le] retient ici ». Et Zeb ? Où va-t-on lorsque personne ne nous attend, lui demande Jim ? Le vieil homme répond par un haussement de sourcils…



Par sa nécessité, son étrangeté et parfois son absence, la langue devient l’horizon le plus difficile à atteindre pour les héros de La Captive aux yeux clairs. Elle représente la véritable frontière à laquelle se confrontent ces pionniers, celle qu’ils ne peuvent repousser indéfiniment. Si le français ne pose qu’un problème de références, c’est que le territoire qu’il découvre n’est que culturel, et se superpose ici à celui qu’habitent les américains anglophones. L’Indien recouvre au contraire un monde autre, clos, qui n’existe réellement que pour ceux qui font le choix d’y rester définitivement. Pour les autres, il reste un souvenir ou un mythe, le domaine privilégié du conteur qui, dès lors, ne peut plus être qu’un traducteur. Après s’être aventuré là « où personne n’est jamais allé », Hawks connaîtra l’espace de sa liberté. Il n’essaiera plus de plonger dans l’inconnu mais le gardera à portée de main, comme un jeu dangereux. Tel les héros du safari d’Hatari ! , ou les pilotes de Ligne Rouge 7000, Howard pourra rester au chaud, chez lui, mais jamais loin de la piste où tout se joue.

M.P

À l’américaine.


Howard Hawks, héritier gâté d’une riche famille du Wisconsin. Howard Hawks, étudiant médiocre s’encanaillant dans les bars de New York. Howard Hawks, jeune pilote mystérieux risquant sa vie dans des courses sauvages, sur les routes poussiéreuses de la Californie. Howard Hawks, playboy à Hollywood. Howard Hawks, cinéaste par hasard, aviateur et poète. Howard Hawks, producteur indépendant et réalisateur rebelle. Howard Hawks, chéri des studios puis icône cinéphile. Howard Hawks « Marivaux du Texas » (Luc Moullet), invitant encore, à 81 ans, l’infirmière qui le soigne à venir se baigner dans sa piscine… En quelques 950 pages, Todd McCarthy essaye – lourde tâche - de remettre de l’ordre dans tout ça.


La biographie qu’il dresse est, pour tout dire, à la fois admirable et vaine, formidable parce que vouée à l’échec. Si vous vouliez entrer dans l’intimité du grand homme, passez votre chemin : cette somme ne vous sera d’aucune utilité. Ce travail là est sérieux : pas question pour son auteur de mettre en scène le quotidien d’H. H. Il s’agit simplement de raconter, épisode après épisode, ce que l’on sait de la vie de Hawks, preuves à l’appui et toute anecdote vérifiée. McCarthy rapporte évènement après évènement : décès, mariages, succès et échecs. Il retrouve le nom des collaborateurs de chaque film, infirme beaucoup des histoires du vieux motard, rétablit les faits. Œuvre d’historien, effort de documentation dont les américains sont seuls capables. Outil précieux qui apporte des pièces aux dossiers : Hawks aurait bien diriger La Chose d’un autre monde, n’aurait effectivement rien fait sur Autant en emporte le Vent, etc., etc.… Tout est affaire de faits. Tout, et même un peu n’importe quoi.


À l’américaine, le critique croit toucher au génie d’Howard en énonçant les « qualités » de ses films : un bon scénario bien « personnel », de bons dialogues bien vifs, de bons acteurs bien en forme, de bons décors bien utilisés + (pour les chefs-d'œuvres) un bon rythme bien rapide, de bonnes idées plastiques (qui n’ont pas trop vieillies) et, bien sûr, une bonne mise en scène bien bonne. À l’américaine, aussi, il s’imagine expliquer la fascination qu’a inspirée le personnage à partir de son comportement. Conscient de la portée réelle de son pavé, il ne prétend d’ailleurs pas « comprendre » H.H. . Il ne veut qu’approcher l’homme en se limitant à l’indiscutable, l’incontestable.


Sa thèse est amusante : Hawks, naturellement doué pour la mise en scène, s’aguerrissant dans les années 30, aurait connu un « âge d’or », de Seuls les anges ont des ailes à La Rivière Rouge comprise, soit huit films, puis une perte de contrôle progressive et difficile de ses réalisations. Moment privilégié fait de succès publics ininterrompus, de réussites artistiques indéniables, de personnages masculins trouvant enfin un équilibre avec les femmes, qui correspond, exactement, aux huit ans de sa liaison avec Nancy Raye Gross, « Slim », sa deuxième femme. Les films précédents passent donc presque pour des ébauches : l’inoubliable Poings de fer, cœur d’or (1928) n’est considéré qu’au regard de ce qu’il annonce, plus ou moins, du style hawksien, l’extraordinaire Après nous le déluge (1933) n’est respecté que pour ses scènes d’action et le merveilleux Viva Villa ! (1934), entre autres, est exécuté en une phrase justifiée par une citation – cette fois approuvée – du cinéaste lui-même. Comme lui, le biographe suit en fait essentiellement le nombre d’entrées pour juger de la réussite d’un film. Il n’est qu’un peu plus difficile et définitif que les spectateurs d’époque avec La Captive aux yeux clairs (« le drame est rarement captivant »), Monkey Business (« l’action est dans l’ensemble mécanique et laborieuse, comme conduite machinalement selon un plan préexistant » !), ou même Les Hommes préfèrent les blondes et les films qui suivent. « Pour paraphraser Jacques Rivette : la médiocrité de Ligne Rouge 7000 s’impose à l’esprit par l’évidence » : sûr de lui, le scélérat ose même parler de « fiasco » !


Inutile d’énumérer tous ces jugements à l’emporte-pièce ; leur auteur en est fier : s’il peut critiquer Hawks, c’est, évidemment, qu’il a du recul... Cette critique «objective » qui marche aux « qualités » est d'ailleurs plus amusante qu’autre chose : pour le biographe comme pour Hawks, il s'agit simplement de savoir qui a eu ou aura la plus grosse dans la vie, donc le studio, donc le film – pensée claire, cohérente, admirable ! Ceux qui continuent à fonctionner un peu partout ainsi parlent de thèmes, de style, et sont alors prêts à s’attaquer à tout. L’ouvrage de Todd McCarthy, ses limites évidentes, est de ce point de vue exemplaire : on établirait l’emploi du temps d’Howard que rien n’y ferait, Hawks reste le plus mystérieux des cinéastes. Pas une photo d’époque, un photogramme oublié qui ne semble émerger d’un monde indifférent aux tourments que vient de nous raconter le biographe ; pas une déclaration qui n’échappe aux bémols que leur appose le chercheur.


Au fond, l’utilité de l’outil biographique n’est pas ici d’expliquer le génie de l’homme mais de montrer qu’il est inexplicable. C’est malgré les évènements, les drames –il en y a quantité-, contre eux, venant d’où ne sait où et voyant bien trop loin que l’art se déploie. Hawks, d’ailleurs, est le cinéaste de la liberté : on ne le comprend pas, on le salue. On n’entrevoit la portée de sa vision qu’en acceptant qu’elle nous entraîne et nous dépasse à la fois. Au fond, H.H. est une Boule de feu : sa vie n’a d’intérêt que si on la confronte à celle qu’il s’inventait. À l’américaine, il voyait le burlesque et le tragique en toute chose. À l’américaine, le quotidien était déjà sa poésie, le n’importe quoi était déjà chez lui du sublime.


« Un jour, chez moi », raconte t-il, « une fille, très belle, est devenue aveugle en buvant de l’alcool de contrebande. Pendant que nous attendions le docteur elle a dit : « Je suis peut-être aveugle mais ça ne veut pas dire que je ne me débrouille pas bien au lit. » » Hawks dit qu’il « aimait cette attitude ».


M.P

Cachez ce singe que je ne saurais voir !

Dans un célèbre article intitulé "Génie de Howard Hawks" (in Cahiers du cinéma, n°23, mai 1953), Jacques Rivette vit en Monkey Business "une fable qui s'applique à conter, avec une logique allègre, une verve méchante, les étapes fatales de l'abêtissement d’intelligences supérieures [...] On reconnaît ici une conception classique de l'homme, qui ne saurait être grand que par acquis et par maturité." Si ces propos brillent encore par leur justesse pénétrante, ils nécessiteraient néanmoins d'être nuancés: d'abord, parce que de Bringing up baby à Monkey Business en passant par Ball of Fire, Hawks n'a cessé de tourner en ridicule les travers des scientifiques, intellectuels et autres encyclopédistes; ensuite, parce que Chérie, je me sens rajeunir s'affirme aujourd'hui comme un film joyeusement régressif. Un fois encore, tout le brio de la mise en scène revient à Cary Grant, qui déploie dans Monkey Business une intelligence et une souplesse de jeu qui n'a d'égal que son interprétation du capitaine Henri Rochard dans I was a male-war bride (1949). Rappelons brièvement l'intrigue du film: le professeur Barnaby Fulton (Cary Grant) est sur le point de découvrir la formule d'un nouvel élixir de jouvence que des industriels veulent s'arracher à prix d'or. Tout irait pour le mieux si le chimpanzé du laboratoire ne venait accélérer les recherches en se mêlant de la préparation et en la vidant dans le distributeur d'eau. Bien décidés à tester les effets de la potion sur eux, Barnaby et son épouse Edwina (Ginger Rogers) retrouvent une nouvelle jeunesse mais voient leur quotient intellectuel diminuer de façon considérable. Cette histoire serait d'une plate banalité si elle n'était incarnée par un acteur qui, au cours de ses précédentes compositions dans Bringing up baby et Arsenic et vieilles dentelles de Frank Capra, n'avait développé une faculté géniale de jouer avec des animaux; son interprétation transforme la pochade en un mime de l'homme en singe et dicte à la mise en scène ses principes inébranlables: tel le chimpanzé que l'on filme au sortir de sa cage, attentif au moindre de ses gestes et à l'incident le plus impondérable, Cary Grant est un corps imprévisible où se jouent mille métamorphoses.

L'Impossible Monsieur Bébé (1938): déjà les mains sur la tête...

Chaque être renferme en lui une animalité qu'il ne souhaite que délivrer, semble nous dire Hawks: dans Monkey Business, l'onomastique porte la trace de ces instincts primaires. Si le prénom de Barnaby évoque plutôt, par le son des consonnes labiales, le babille d'un enfant, son patron, lui, s'appelle Mr Oxly (Charles Coburn), que l'on pourrait traduire en français par "M Vachement"; quant à son rival, joué par Hugh Marlowe, il porte le nom délicat de Entwhistle, sous-entendu "Ant-whistle" (sifflement de fourmis). L'absorption de l'élixir de jouvence entraîne tout à la fois le rajeunissement du cobaye et le déchaînement des ses pulsions animales. La scène où Esther se balance aux lampadaires du laboratoire sous l'oeil médusés des chercheurs est à cet égard la matrice formelle de la mise en scène: celle-ci fonctionne en un champ contrechamp classique où le professeur Fulton observe avec attention le comportement imprévisible de la guenon. Tout se passe comme si c'était l'acteur Cary Grant qui prenait note des attitudes simiesques qu'il développerait dans son jeu par la suite. Grant possédait d'abord une formidable intelligence de jeu, parce qu'il saisissait les intentions cachées d'une interprétation mieux qu'aucun autre acteur. Ce n'est pas le scénario, ni même les indications du metteur en scène qui l'ont guidé sur la voie de la pantomime, mais bien son aptitude à réagir au jeu de l'animal. C'est ce qui fait la seconde force du jeu de Grant dans Monkey Business: sa souplesse. L'anthropologie hawksienne est une anthropologie dynamique qui n'introduit pas une scission radicale entre la vie des pulsions et celle de la raison; au contraire, les pulsions continuent de se manifester dans la vie sociale. Cary Grant est l'incarnation de cette anthropologie. Observons le plan où les quatre chercheurs font chauffer l'élixir: tandis qu'il saisit une fiole sur une étagère à l'arrière-plan, Barnaby réveille une violente douleur à l'épaule; le son guttural qu'il profère alors rappelle curieusement celui du chimpanzé au plan précédent. Ce dynamisme de la composition implique de ne jamais jouer l'effet de la scène, mais bien l'évolution physique et mental du personnage tout au long des scènes qui composent le film. En témoigne la séquence où Barnaby absorbe la potion magique, tout entière construite autour du jeu de bras de l'acteur: les gestes sont en apparence anodins, Grant griffonne des mots sur un papier, enlève ses lunettes, et soudain ses mouvements se font plus amples; la curieuse façon qu'il a de jeter les yeux dans le vide, d'incliner légèrement la tête à droite puis de regarder fixement sa main gauche évoque le comportement d'un animal apeuré par le bruit.



Le jeu de Cary Grant est à la fois imprévisible et totalement professionnel, dans la mesure où il n'excède jamais les limites du cadre que la mise en scène lui impose: rigueur et liberté, tel est peut-être le paradoxe du cinéma de Howard Hawks. La scène où le couple Fulton se retrouve dans le bureau de Mr Oxly illustre avec brio cette contradiction. Un champ contrechamp sépare Cary Grant et la guenon Esther de Ginger Rogers; la position en oblique de Grant, assis sur l'accoudoir de la chaise, installe d'emblée un déséquilibre significatif dans le plan (cette position est du reste une constante du jeu grantien, finement analysé par Luc Moullet dans sa Politique des acteurs, aux éditions des Cahiers du cinéma). L'acteur pousse la pantomime à son paroxysme, puisqu'il répète dans le plan les gestes de l'animal à ses côtés: petits sauts sur place, mains sur la tête en signe d'enthousiasme, démarche voûtée de primate sur la table; tout y passe, pour le plus grand plaisir du spectateur. En regard de cette scène, nous ne saurions être en accord avec la remarque de Rivette: comme Boudu sauvé des eaux de Renoir, Monkey Business est un "film du corps étranger", pour reprendre une expression d'Alain Bergala. Il y a un réel plaisir chez Hawks à voir s'effondrer les valeurs traditionnelles de la société américaine sous les feux conjugués de la bêtise et de la potacherie; Le Sport favori de l'homme, réalisé en 1961 est à cet égard très explicite sur ce désir. Se dessine alors une morale qui porte moins sur les conséquences d'une action que sur l'action elle-même: l'homme hawksien est tout entier pétri d'une énergie vitale que la raison et l'habitude ont jadis étouffé; à lui de la libérer afin d'éprouver à nouveau sa pleine humanité.



"…quamquam ridentem dicere verum / Quid vetat ?"

On nous a reproché notre violence, on nous reproche maintenant notre légèreté. Nous nous amusons trop, semble t-il. Nous traitons avec trop de frivolité Cronenberg et Tarantino. Pourquoi ? Parce que nous préférons ne pas prendre au sérieux leurs derniers opus. Nous sommes un peu rapides avec les modernes, trop méchants avec la critique, pourtant nos collègues et nos compatriotes. Pourquoi ? Parce que nous préférons rire que pleurer en voyant la médiocrité sidérante du cinéma de France. Et, aussi, parce que nous ne voulons pas nous prendre au jeu de la « critique intelligente ». Nous pensons et nous penserons toujours que la vérité est du côté des potaches.

28/11/2007

Vous avez dit moderne ?


Le problème revient régulièrement. Ne sachant trop que dire sur un film, la critique prétend qu’il est « moderne ». Cela servant plus ou moins de compliment, dire si tel film est ou n’est pas moderne permet de déterminer très simplement s’il est ou n’est pas bon. Si on les aime, même les cinéastes « classiques » doivent donc être déclarés très « actuels », c'est-à-dire un peu moderne sur les bords. Les films de Woody Allen, Coppola, Cronenberg et James Gray ont été l’occasion d’un véritable festival en ce mois de novembre: aux « formes attendues » ont répondu les « relectures modernes », les « rajeunissements cinématographiques », les « subversions du style classique », etc., etc.… Bref, le critique nomme moderne le film inattendu mais classique le film « à l’ancienne », celui dont on a mille fois éprouvé la recette, un peu comme il parlerait d’une baguette faite dans la tradition. Reste à savoir s’il saurait faire la différence sans l’aide du boulanger…

M.P

Lettre à Laurence Hansen-Love, professeur de philosophie au lycée Jules Ferry.

Madame le Professeur,

Ma réponse sera brève et sans formalité d'usage. Vous louez, dites-vous, notre "goût assez ferme [pour] le cinéma moderne"; pourtant, il n'a été question dans ces articles ni de Rossellini, ni d'Orson Welles, ni d'Antonioni, pas même d'Alain Resnais. La raison est simple: leur cinéma ne nous intéresse pas. "Que viennent faire Rohmer, Godard et Straub chez des petits cinéphiles allergiques aux regards face-caméra et à la disparition du récit ?", me direz-vous. C'est que, voyez-vous, nos trois cinéastes ne sont pas modernes, mais classiques: Rohmer est l'héritier de Lumière et de Renoir; Godard a subi des influences diverses dans la première période de son Oeuvre (celle de Rossellini par exemple) mais au fond il est aussi classique que l'était Griffith; enfin Straub est le digne successeur de Fritz Lang. En votre qualité de professeur de philosophie, vous serez certainement choquée par le ton assertif de mes remarques: je ne projette nullement de les démontrer, je vous les donne en substance, sans m'embarrasser de l'obscurité de certains rapprochements. Ceux-ci n'ont, à la vérité, d'autre mérite que d'illustrer avec ferveur l'estime que nous attachons aux classiques. Je ne crois pas qu'il soit vain de le déclarer: notre génération n'aime pas le cinéma. Cinéphiles comme cinéastes, ils n'ont pour ainsi dire aucune esthétique. Aujourd'hui, les Cahiers du Cinéma préfèrent Boulevard de la mort aux Amours d'Astrée et de Céladon. La messe est dite.


Ceci me permet de rebondir sur le dernier film de Quentin Tarantino. Je me suis permis de jetter un oeil aux critiques de cinéma que vous proposiez sur votre blog, et permettez-moi de vous dire qu'elles sont abominables: dans Boulevard de la mort, Elise Heymes éprouve le "plaisir [d'un] brillant divertissement"; serait-elle fascinée par l'idéologie fasciste du réalisateur de Pulp Fiction? Car il faut bien le dire, ceux qui, aujourd'hui, font l'apologie du cinéma de genre ne sont rien d'autre que les héritiers de la pensée mac-mahonienne du milieu des années 50. Vous comprendrez donc que je n'ai pas été sensible un seul instant à l'humour du dernier film de Tarantino, cinéaste profondément antipathique.


En espérant que d'autres sujets de dispute nous rassemblent, je vous prie de croire, Madame le Professeur, en l'expression de mes sentiments respectueux.



PS: Laurence Hansen-Love tient un blog concernant l'actualité dans lequel il fut question des Petit Soldats: http://hansen-love.blogspot.com/2007/11/les-petits-soldats.html.

A.M

Woody Allen et le bonheur


"Le bonheur est-il éternel ?", telle est peut-être la grande question du cinéma de Woody Allen. Un leitmotiv en apparence modeste traverse toute son oeuvre: un couple naissant flirte à la sortie d'une salle de cinéma. Instant de la vie quotidienne où se cristallise le bonheur fugitif d'un amour bientôt révolu. Moment inséparable de cette petite musique allenienne qui donne à la scène son rythme si particulier, qui l'imprègne d'une douce et entêtante mélancolie. Fragment d'un discours amoureux sur le cinéma, contre-champ du monde réel où plane le spectre des séducteurs d'antan. Jean-Luc Godard disait d'Elena et les hommes de Renoir qu'il était "le film le plus intelligent du monde", parce qu'il proposait au spectateur "le cinéma en même temps que l'explication du cinéma" (Cahiers du cinéma, n°78, Spécial Renoir, décembre 1957) ; chez Woody Allen, l'explication du cinéma a toujours été discours et discussion entre les personnages du récit. Dans les derniers films cependant, les allusions se font plus rares; certes, on trouve encore dans Match Point un rendez-vous galant dans une salle obscure, mais le contre-champ sur l'écran, qui avait fait jadis le succès de La Rose poupre du Caire, n'offre plus un contre-point idéal à la vie ordinaire des héros. Tout se passe comme si le cinéma, avec son cortège de femmes fatales et de belles voitures, était passé dans la vie réele, rendant caduque la frontière entre les deux mondes. Ce cinéma de la distanciation ironique, de l'aparté et du discours est devenu un cinéma d'une froide objectivité, où tout se dit, non plus entre les scènes, mais dans la scène même. C'est à cet égard que l'on a parlé d'une efficacité retrouvée depuis Match Point, succédant au mauvais Mélinda et Mélinda: les lois de la causalité l'emportent toujours sur celles de la théorie.


Le Rêve de Cassandre
est peut-être le grand film de Woody Allen, celui qui nous donne la plus haute idée de ce qu'est son esthétique. Car Woody Allen a une esthétique. La logorrhée verbale du cinéaste nous avait empêchés jusque-là de saisir le fonctionnement intime de ses images: avec Le Rêve de Cassandre, celles-ci deviennent d'une cruelle limpidité. Ce sont des images plates, sans profondeur de champ, accentuant ainsi la superficialité du jeu social; les corps sont raides, attentifs au moindre de leurs gestes et figés dans une posture de théâtre; les visages contre-faits, animés par la lubricité et la jouissance du fric. Mais ce qui frappe plus encore, c'est la régularité obsessionnelle avec laquelle le cinéaste filme toujours les mêmes scènes, les mêmes instants de vie, la vie qui n'est que répétition, la vie qui n'est que banalité: un couple dîne au restaurant, prend l'apéritif en famille ou fête un anniversaire... Les séquences se teintent d'une ironie amère, comme lorsque le personnage incarné par Ewan McGregor prend congé de son frère, sur le point de se suicider, parce qu'il doit assister à une visio-conférence avec deux de ses collègues. La chute finale, montage parallèle des frères morts et des épouses en pleine séance de shopping, est à cet égard d'une cruauté insoupçonnée. Il y a dans cette fin sardonique sur les bords de la Tamise, lorsque la mort des deux frères est annoncée par la rumeur de la ville, quelque chose de Frenzy d'Alfred Hitchcock.


Le Rêve de Cassandre
, ou la fugacité du bonheur selon Woody Allen.

A.M

Génie du numérique



Un multiplexe nous propose un festival du numérique. Déjà ? Après tout, pourquoi pas : s’attarder ce mois-ci encore sur la « nouvelle image » est aussi, et tant mieux, une manière de rabâcher les mêmes idées, de projeter les mêmes films-phares qui nous guident dans ce flou. Il est même dommage, de ce point de vue, que l’on ait préféré faire découvrir le nouveau film de Wang Bing plutôt que son premier opus. Célébrer le cinéma numérique, c’est d’abord célébrer A l’Ouest des Rails. Chronique d’une femme chinoise existe, c’est vrai, mais ses qualités ne doivent pas nous masquer l’évidence : quoi que l’on puisse dire, on n’en a pas finit avec A l’Ouest des Rails.


C’est peut-être, me direz-vous, le propre de l’œuvre encore récente de la caméra numérique. En Avant, jeunesse, pour prendre le plus beau des exemples, nous promet aussi plus ce que nous pouvons encore imaginer aujourd’hui. Il y a quelques jours de cela, l’auteur de l’article que nous consacrions en septembre à Pedro Costa me faisait d’ailleurs remarquer un phénomène étrange. S’il est un point de convergence dans l’idéal du portugais et du chinois, un lien entre leurs deux films-monstres, c’est, d’abord, leur ambition affichée de faire de la caméra DV – petite, souple et légère – un usage monumental. Coïncidence extraordinaire qu’il ne nous appartient pas encore d’interpréter mais qui donne, d’emblée, un rôle de précurseur et de guide au jeune Wang Bing. Premier dans son ambition paradoxale de saisir l’immense, le massif dans les conditions d’un amateur à l’heure du numérique, il a, pour ainsi dire, « ouvert la voie ». S’il y a un geste cinématographique propre à cette ère numérique, c’est d’abord ici qu’il faut le chercher, c’est à partir d’ici qu’il faut en mesurer la portée, avant même Inland Empire. Comment ? Pourquoi ? Par quel miracle ? Nous l’ignorons. Nous ne nous proposons d’esquisser une réponse qu’à cette question plus simple : dans quel sens, quelle direction a-t-il précisément ouvert la voie ?


Si Wang Bing ne fut pas le premier à explorer les possibilités du numérique, il est pour nous le premier à en faire autre chose. Une autre forme, donc. Un plan d’A l’Ouest des Rails ne se compare pas. Il ne ressemble à rien d’autre. Aucun photogramme ne peut d’ailleurs restituer l’impression du spectateur et cet article n'en présentera pas. Passé le premier cadre, le privilège de la hauteur, le sentiment de dominer la ville ne se retrouvera plus. Comme si le cinéaste s’était assigné un ensemble apparemment saisissable, délimitable, et s’était proposé de l’explorer autrement, de le redessiner : à la hauteur des hommes, les images se réchauffent, se rassurent. La caméra trouve naturellement ses bords, s’humanise au contact des habitants, des ouvriers. L’objectif semble s’intérioriser, s’arrondir. Ce n’est peut-être pas la caméra stylo d’Astruc mais, au moins, une redéfinition des échelles et des perspectives que dessine l’objectif.


Je m’explique : il y a dans A l’Ouest des Rails une figure mère, dont le film est presque une gigantesque déclinaison, un agrandissement. C’est une trouée, une lueur, un puit sans fond où l’on plonge et avance constamment. C’est ce que voit le train, et spécialement lorsque la caméra y sert de figure de proue. C’est ce que voit le documentariste en suivant les ouvriers dans les couloirs infinis de l’usine, en suivant les jeunes de la ville à travers les rues enneigées, en s’arrêtant dans un hangar vide, aussi, pour tourner le regard vers la sortie d’où pénètre la lumière. Il semble alors que les cadres ne soient plus composés en fonction des bords latéraux de l’image, ne soient plus pensés en terme de transversale. Tout se passe comme si le plan n’était plus attiré que par un unique point de fuite, trou noir plus ou moins visible où s’enfoncent ensemble les hommes et la caméra. La perspective n’y serait plus déterminée par deux points du cadre capables de mettre en valeur un objet, un personnage tendu entre ces deux appels. Elle dépendrait maintenant d’un point central, visible, et d’un autre, invisible, premier, que l’on pourrait marquer par la caméra.


C’est étrangement au gros plan que l’on pense, à ces morceaux de visages qui occupent presque l’écran entier chez Griffith et que Wang Bing approche lui-même à l’occasion d’ « interviews ». Mais c’est l’ordre qui a changé : la caméra n’est plus le juge de deux forces en présence, du trajet accompli par quelqu’un, quelque chose, une forme vers une autre forme, échappée ou obstacle. Elle n’est plus regard extérieur, écart, elle détermine le champ avant de le délimiter. L’image se noue, s’aplatit même – malgré ce que peuvent dire les plus grands adeptes du numérique – au fur et à mesure de son avancée. Le sens du plan a changé avec la manière de le construire : il s’enfonce avant de prendre du recul, il part de la caméra avant de s’exposer devant elle.


Cela n’a pourtant rien à voir avec une quelconque forme de caméra subjective, ni même avec une identification du plan au regard du cinéaste. Loin d’être un personnage de l’action, la caméra dont nous parlons marque au contraire une absence d’autant plus sensible qu’elle est au cœur de cette action. Si la modernité est l’âge de la solitude de l’homme, il semble que la « postmodernité », ou ce à quoi nous ne savons encore donner de nom, soit le temps de son absence radicale. D’une absence aux hommes qui est d’abord l’absence d’un regard qui englobe, conscient. Interlocuteur privilégié pour chacun des « héros », le plan est une respiration, presque un appel d’air. Il est, pour celui qui est suivi, interrogé ou filmé, comme la première re-présentation possible – celle qui découvre et désigne ce qui lui appartient, ce à quoi il appartient. Chaque habitant de Shenyang est pris dans une image elle-même prise dans une course qu’il modifie, construit. Ce renversement est peut-être, me direz-vous, à l’œuvre dans tout le cinéma moderne et ce qui s’ensuit. Sans doute, mais le numérique seul viendrait alors l’accomplir, et Wang Bing en réalisé concrètement l’idée.


Alors, un ensemble prend forme : c’est une ville, un peuple. Plus fragile, plus impliqué, l’objectif n’est plus un tierce. Il vient ici restituer l’espace aux hommes, le sauver. Ce que le gigantisme d’une zone industrielle sans égal n’a su faire voir, ce que l’architecture la plus imposante échoue à représenter, ce que l’état nie dans sa restructuration, le cinéaste a su le voir, le faire voir : la grandeur d’une ville, c'est-à-dire ses habitants. Wang Bing leur rend leur ville au moment précis où la mutation économique croit la leur enlever.


Nous parlions au début d’un « gigantisme par le petit » dans le cinéma numérique. Le geste est évidemment politique. A l’Ouest des Rails s’offre aux habitants de Tie Xi, leur offre la conscience de leur grandeur. Mais loin de représenter un tout socio-économique à l’échelle d’une carte, Wang Bing se place à hauteur d’homme, parmi les hommes. Mieux : il les laisse faire. Le choix du documentaire reste ici choix de méthode, de rigueur. La forme naît d’elle-même, parce qu’un illustre inconnu a su la chercher. Ce cinéaste mystérieux, ce frère de Chine est encore jeune, et déjà inestimable.


M.P

Le supplice des images


Que trouve-t-on, finalement, derrière ces fameuses « promesses de l’est » ? Un mensonge, des mensonges. D’un côté, un avenir radieux de prostituée et d’esclave dans la capitale occidentale et, de l’autre, le calme d’un restaurant traditionnel où l’on projette une guerre des gangs, la sérénité d’un grand-père violeur et tueur d’enfants. Impossible donc, devant le film, de croire aux « promesses » de son titre. Toute « naïveté » nous est refusée, et ce dès le début. Ce qu’une infirmière idéaliste mettra des jours à comprendre saute aux yeux du spectateur dès la scène d’ouverture : un coiffeur peut-être un meurtrier. Tout comme un chauffeur ou un cuisinier : partout, le mal est déjà là. Pauvre de nous !


Nous voilà loin de A History of Violence, où c’était l’évènement le plus inattendu qui révélait les gênes du meurtre derrière l’utopie campagnarde. Ici, en plein Londres, il suffirait de tirer les rideaux pour voir un homme se faire égorger au rasoir. Mais nous sommes déjà à l’intérieur, nous n’avons pas à attendre pour être spectateurs de l’horreur. Ce qui nous est caché, invisible, ce sont maintenant les liens qui retiennent au contraire nos héros à la vie. Il est difficile de deviner l’espoir dans la fange, surtout quand nous allons si loin, ou que nous enfonçons tellement puisque, chez Cronenberg, toute étude critique prend la forme d’une dissection.


Il nous semble ainsi, pour rester dans cette image convenue, que le bond qui sépare les deux derniers Cronenberg est un peu celui que ferait un médecin devenu médecin légiste. Ce n’est plus par hasard ou pour se rétablir que l’on fouille le corps malade, c’est parce qu’au fond, il n’y a plus que ça à faire. D’ailleurs, on n’hésite plus : à nous les accouchements sauvages, les découpages de doigts, les jeunes hommes égorgés, les dos déchirés comme des peaux de banane et les mafieux éventrés sur grand écran. Notre guide semble se complaire dans l’humour d’un expert en corps morts tel que l’imagine un scénariste de télévision. Car si le réalisateur canadien imite la démarche scientifique, c’est toujours à travers le filtre des plus mauvais clichés. Que les brillants médecins qui nous lisent se rassurent : même Cronenberg n’oserait comparer leur travail au sien. Il a même volontairement abandonné toute velléité chirurgicale : ce qui l’inspire, maintenant, c’est la surface de ce puit d’horreurs qu’est tout corps dans ses films, l’apparence. Les murs et les visages bien propres, bien lisses. Les couleurs nettes et ce qu’il y voit, bien loin du « classicisme » que certains voudraient lui prêter : la fausseté, la duplicité, l’humour noir, la parodie et la publicité, l’obscénité.


Tous, depuis le vieux parrain qui feint de tout maîtriser jusqu’au croque-mort écrasant sa cigarette sur sa langue avant de charcuter son cadavre, tous tentent d’en imposer jusqu’à la caricature et au ridicule. Il y a même quelque chose de méchant à imaginer les acteurs se démenant devant le patron pour rendre « vrai » un jeu qui doit
apparaître à terme comme du bluff, du grotesque et de la bouffonnerie. Mais peu importe après tout la perversité de la démarche, ce qui compte, c’est ce qui en l'irréversibilité de ce choix. Les acteurs jouent seuls, dans le vide, parce qu’on ne leur donne même jamais l’intervalle qui leur permettrait d'abandonner ne serait-ce qu’une seconde leur costume et leur numéro. Pour respirer, les corps en sont réduits à s’ouvrir, littéralement. A déchirer l’écran trop lisse. D’où les scènes les plus insondablement vaines et, évidemment, les plus commentées. Dans un hammam trop vert, notre héros combat nu, à l’arme blanche et à 360 degrés, et se fraye un chemin dans les viscères de ses ennemis. Dans un bordel privé, le surhomme sodomise une adolescente pour faire plaisir au fils du boss. Il ne reste plus à Cronenberg qu'à constater: on peut filmer n'importe quoi, l'image tient. Dans ces conditions, pourquoi lui faire confiance ?


Peut-être y a-t-il aujourd’hui, outre-atlantique, un point de non retour pour beaucoup de cinéastes au glorieux passé. Peut-être y a-t-il surtout une crise de la croyance placée dans le cinéma par des générations aujourd’hui désabusées, et qui expliquerait les impasses plus impressionnantes encore de Scorsese, de Coppola, leur désir fou de mettre l'image à l'épreuve du vide et de la laideur, comme si allait subsister une pure image, exempte de toute faute. Naïveté de ces grands suspicieux.


30/10/2007

Maîtres d’hier et d’aujourd’hui.


Lynch et Van Sant, encore, mais aussi Rohmer ce mois-ci. Tous cinéastes dont la réputation n’est plus à faire, comme on dit. Tels sont ceux vers lesquels nous nous tournons. D’une manière générale, c’est vrai, nous aimons les vieux, mais là n’est pas la seule raison de notre enthousiasme pour les grands plus haut cités. En ces temps où le nombre de sorties se multiplie jusqu’au vertige, il nous plaît d’aborder les incontournables La course aux nouveautés ne donne pas que des mauvaises choses, admettons-le, mais elle réduit le travail critique en voulant trop l'étendre, le journaliste étant le plus souvent réduit à « exécuter » en quelques lignes l’objet en question comme son originalité présumée pour les replacer dans une école et un pays bien précis, dans une case bien close de son savoir. Or, au contexte, nous préférons l’Histoire lorsqu’il s’agit de parler de filiations et de révolutions. On ne détruit pas sans établir de modèles qui puissent nous résister. Et en la matière, nos trois maîtres font figure de modèles.


M. P.

28/10/2007

Feuillets arrachés au livre d'Alex




" Si le cinéma n'existait pas, Nicholas Ray, lui seul, donne l'impression de pouvoir le réinventer."

Jean-Luc Godard.


Il existe au cinéma deux catégories de réalisateurs: les cinéastes par accident et les cinéastes de métier. Disons, pour aller vite, que la première catégorie regroupe les cinéastes de "l'ontologie de l'image cinématographique": c'est Jean Renoir affranchi de l'influence castratrice de son père; c'est Howard Hawks, ingénieur de formation et pilote à ses heures perdues; c'est enfin Maurice Schérer, alias Gilbert Cordier, alias Eric Rohmer, le plus grand cinéaste français en vie . Et puis il y a les autres, les cinéastes de métier, ceux pour qui seul compte le travail des plans et la solitude du montage; ce sont des artisans cruels, des violeurs d'innocence, des pygmalions toujours insatisfaits de leur dernier ouvrage: qui, dans cette définition sommaire, n'aura pas reconnu la figure de Robert Bresson, Jean-Luc Godard, et désormais celle de Gus van Sant.


Gerry, Elephant, Last days, Paranoid Park... Quel est cet étrange corpus de films? A trop se poser la question, plus d'un critique s'est cassé les dents: Diptyque? Trilogie? Tétralogie? Pourquoi ne pas les appréhender d'abord pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des essais, c'est-à-dire des tentatives inachevées, toujours en suspens comme le skateur dans les airs? J'en veux pour preuve la souveraine désinvolture avec laquelle le cinéaste passe du format large au standart, de l'épopée grandiose de Gerry au lyrisme entêtant d'Elephant. Et dire que Gus Van Sant tourne inlassablement le même film depuis cinq ans, c'est oublier que, de Last days à Paranoid Park, le découpage en plans-séquences a laissé la place à un montage plus souple, plus équilibré, plus varié aussi dans ses ruptures de rythme et de tonalité. En un mot comme en cent, Paranoid Park est le film le plus composé de son auteur.


"Composé", il y a de quoi laisser dubitatif un spectateur habitué à la fragmentation du récit vansantien en plusieurs points de vue, à la désarticulation des liens de cause à effet et à la répétition cyclique des séquences. Il y a pourtant un facteur commun aux quatre derniers film du maître, et que l'on trouvait déjà dans Prête à tout (To die for, 1995), c'est la notion de fait divers. Van Sant aime à rappeler que, au principe de Gerry, " il y d'abord une histoire vraie, parue dans la presse [...] Deux types sont allés dans le désert, ils se sont perdus, un seul est revenu. Un soir, je traînais avec Casey [Affleck] et Matt [Damon], et [...] on s'est demandé quel genre de film on pourrait faire. J'ai dit: "Pourquoi pas cette histoire de désert?"." (Cahiers du cinéma, n°579). Que le fait divers soit meurtrier importe ici fort peu, ce qui compte, c'est la manipulation du temps et son organisation à travers le prisme de la subjectivité du personnage (sur le processus de la subjectivisation dans les films de Gus van Sant, je ne peux que vous renvoyer à mon article du mois de septembre sur Last days). Ce désir de posséder corps et âme l'acteur, nous le retrouvons à l'oeuvre dans Paranoid park, mais il est désormais pris en charge par la composition en journal intime. A cet égard, le film est scindé en deux parties distinctes, reliées entre elles par le mouvement de va-et-vient d'Alex, de la plage à sa maison: deux parties jumelles, où les séquences esquissées dans la première seront reprises, puis développées, enrichies, étoffées dans la seconde. Ce procédé de mimétisme est fréquent dans les films de Gus van Sant, mais il n'avait jamais trouvé une forme aussi rigoureuse dans laquelle s'épanouir.


C'est ici qu'il faut dissiper tout malentendu à propos du formalisme de l'auteur. Le cinéaste ne joue jamais sur la sidération de l'effet optique et sonore: un travelling dans le système établi par Gus van Sant, c'est d'abord une certaine façon d'approcher un corps, de la même façon qu'un cadre est l'espace d'une chasse entre la caméra et l'acteur (souvenons-nous de Last days). Il en va de même pour la composition interne des parties: elle met sur le même pied d'égalité chaque plan du film. Rien n'est plus étranger au cinéaste que l'idée de noeud dramatique, de paroxysme de l'action, de climax: j'en veux pour preuve la scène de l'accident, située au milieu du long-métrage.


Je ne peux dire pour l'instant que cela: nous sommes arrivés à un point de non-réconciliation avec la critique d'antan. Des skateurs, des pom-pom girls, toute la mythologie des lycées américains et des teen movies des années 1980, que peuvent-ils bien comprendre à tout cela, les critiques de la modernité cinématographique, les papes de la cinéphilie protestante? Rien, et c'est pour cette raison qu'un film de Gus van Sant ou de David Lynch leur sera à tout jamais étranger; c'est pour cette raison même qu'ils leur refuseront toujours la place qui leur revient de droit, c'est-à-dire la première. Oui, avec Paranoid park, c'est sûr, Gus van Sant est notre cinéaste bien-aimé.

A.M

Vous souvenez-vous de Twin Peaks ?


En sortant –enfin !- la première saison de Twin Peaks en DVD, les éditeurs du coffret font définitivement rentrer « la plus mythique des séries télé » dans l’Histoire. Et la plupart des revues de cinéma françaises semblent les suivre en saluant, à juste titre, l’apparition de cette pièce extraordinaire dans le catalogue de TF1 VIDEO. Les Cahiers du Cinéma, pour ne citer que la plus considérable des revues considérées, vont jusqu’à lui consacrer quatre doubles pages précédées d’une présentation, rubrique « Cinéma Retrouvé ». L’intention est louable, il est vrai, de même que la volonté remarquable des quatre critiques de poser d’emblée, comme une évidence, la place remarquable qu’occupe « ce pur produit de la télévision » dans la culture cinéphilique. Dès le premier paragraphe de son introduction, Jean-Philippe Tessé l’affirme : « il n’y a nul équivalent télévisuel à Twin Peaks, et pourtant cette anomalie n’aurait pu avoir d’autre nid que celui-là ». Il y a plus de quinze ans de cela, donc, une curiosité a pu naître dans le monde télévisuel. Fait historique, miracle, « incandescence qu’il s’agit de retrouver », d’accueillir comme il se doit dans la filmographie lynchienne : comme un objet à part. « Souvenez-vous », nous intime le même journaliste dès la première phrase. Nous essaierons, cher collègue, c’est promis. Mais toi-même, te souviens-tu vraiment de Twin Peaks ?


Comme vous l’aurez remarqué, l’italique ne vient point ici transfigurer le célèbre nom, lui donner l’aura de la création artistique : il s’agit avant tout de parler de la ville, charmante cité forestière et montagnarde que Cyril Béghin, dans le même dossier, qualifie quelque peu méchamment de « trou perdu ». D’abord, pourquoi Twin Peaks ? Ville du nord-ouest des Etats-Unis, à quelques kilomètres de la frontière canadienne, la cité rêvée par Mark Frost et David Lynch, construite lieu par lieu, vue par vue, tisse un espace qui n’est ni vraiment typique, ni parfaitement extraordinaire. La «
localité » est moins isolée qu’installée, précisément, non loin de la grande route, tout près de la frontière, au bord de la cascade, au pied des montagnes, dont, bien sûr, les deux fameux monts dominants la route par laquelle on arrive. Twin Peaks est une ville limite, le dernier refuge avant l’étranger ou la grande aventure, la Nature. Après Twin Peaks, c’est l’extérieur, la fin de la civilisation. Non pas que nous considérions le Canada comme une terre absolument barbare mais, admettons-le, une fois passé de l’autre côté, les personnages de la série ne sont plus vraiment chez eux. Porte de sortie des Etats-Unis mais porte profondément américaine, ancrée dans son territoire et ses mythes jusqu’à la caricature, notre petite ville est un peu la dernière avancée des pionniers, une ville de chercheurs d’or à l’époque où l’on ne trouve plus rien dans les montagnes. Pour faire fonctionner la scierie, nul besoin d’aller chercher le bois trop loin ou trop haut ; au contraire, il vaut mieux avoir le regard tourné vers les routes désertes qu’arpentent les camions pour relier Twin Peaks au monde contemporain.




Mais cela n’empêche : tout le monde, ici, sait ce qui se cache dans ces forêts. L’épisode 3 le dévoile clairement : d’étranges démons guettent la ville depuis des générations. Il y a quelque chose de maléfique tout autour et les hommes forts de la ville, les Bookhouse Boys, veillent à ce que cet esprit ne s’approche pas trop de Twin Peaks. Le grand mal, comme toujours avec Lynch, c’est la peur, d’abord la peur. Sauf que, cette fois, elle s’abat sur une ville entière. C’est encore différent de ce qui se passe dans le film, hommage que le maître consacrera plus tard, en forme de conclusion lyrique, au seul personnage de Laura Palmer. Ici, tout le monde sait déjà tout : il s’agit de combattre directement les monstres. D’où, certainement, la possibilité de s’y mettre à plusieurs, d’avoir une chaîne de travail ; acteurs ou directeurs parlant plus ou moins de la même chose, pour une fois.


Dans un élan d’inspiration, Tessé perçoit d’ailleurs bien ce qui cloche, dans ce nouveau rapport au mal. La géométrie de Lynch, écrit-il, est tout au plus « faite d’analogies, plus que de contraires ou de négatifs. D’identités de rapport, plus que d’alternances ou d’envers. » Le problème, c’est que l’ « effet miroir » qui saisit nos héros n’est pas pour autant « l’effet whodunit/whodunut : le même, l’un dans l’autre ». Tout cela n’a rien à voir non plus, qu’Hervé Aubron nous pardonne, avec un quelconque « démon de la contrefaçon ». Ni les objets ni les êtres ne sont ambigus ; ils sont prêts à se déchirer, comme de simples feuilles que l'on s'arrache, ce qui n'est pas du tout pareil . Quitte à vivre avec la peur, ils hésitent entre deux réactions: l'apprivoiser ou la repousser, aller voir ce qui se trame dehors en s’enfuyant par la fenêtre, comme Donna, comme Laura avant elle. Le courage lynchien est simplement celui des enfants : d'aller épier, défier les esprits qui règnent à l’extérieur.



La chose paraît simple mais elle l’est, et Lynch l’énonce clairement dans ses entretiens célèbres avec Chris Rodley : c’est ce qu’il y a juste dehors qui menace. La ligne de démarcation a donc un nom : le « truc dedans/dehors ». « Je n’ai encore jamais dit ça, mais pour moi c’est à peu près sur cela que se fondent la vie et le cinéma » avoue le cinéaste. La dialectique est plus simple que prévue – à croire que Les Cahiers ne lisent pas ce qu’ils éditent. Là où Cyril Béghin parle d’ « une succession de lieux déconnectés », nous ne voyons que l’espace du quotidien où l’on s’enferme, se blottit jusqu’à l’aveuglement, pour ne justement pas voir l’espace à grande échelle, « global ou englobant, jamais visible » que décrit le même critique.


Remarquons aussi que nos confrères s’attardent curieusement sur cet autisme des personnages les plus « adultes », qui n’est, dans la série, que le privilége des vaincus. Car la grande histoire que conte Twin Peaks, c’est celle d’une génération qui veut, précisément, voir tout ce que leurs pères ne veulent plus voir, qui ose s’aventurer dans la nuit noire des contes. Autant les plus âgés préfèrent faire leur trafic en intérieur, autant les plus jeunes, étrangement, se sentent presque plus sûrs d’eux lorsqu’il se perdent dans la forêt, tel James et Donna à la fin du pilote. Il serait faux de parler de film générationnel, la quête de nos héros est beaucoup plus vitale que ça : ils ne veulent pas être indépendants ou différents, ils veulent juste sauver leur vie, avant qu’il ne soit trop tard. Quelque chose pèse sur Twin Peaks, mais tout le monde n’est pas désespéré. Au fil de cette première saison, la série s’attache au contraire aux naïfs : Andy, l’assistant du shériff, ou le magnifique Pete, qu’interprète Jack Nance. Elle les défend comme tous ceux qui gardent espoir, depuis Cooper lui-même jusqu’à Ed et Norma, Shelly ou Bobby. La jeunesse de cette époque là n’a que le privilège de savoir plus vite que ses aînés ce qui l’attend. Elle n’attend pas d’avoir « vécu » pour être désespérée. Rebelle sans cause, en quelque sorte, puisque Lynch et Mark Frost avouent avoir pensé à l’Amérique des années 1950. Mais rebelle dans son temps, puisque Twin Peaks, cas unique, est le portrait d’un temps qui n’a pas eu beaucoup voix au chapitre : la décennie 1990, saisie dans son ampleur et sa tristesse dès la toute fin de la décade précédente.




On a beaucoup parlé de parodie, de jeu sur le teen-movie et le soap-opéra, y compris dans les Cahiers, mais tout cela n’a pas tellement de sens. Ce qui est drôle, ce qui est génial dans Twin Peaks, c’est au contraire l’extraordinaire premier degré avec lequel ces formes sont exploitées, investies, comme si elles promettaient beaucoup plus que ce qu’elles sont la plupart du temps. Comme si s'était dessiné, à un moment de conjonction de la télévision, de la jeunesse et du cinéma, l'espoir historique d'une aventure commune.


M.P.

Les Amours d’Astrée et de Céladon (dithyrambe)



Il faudra bien un jour saluer les chefs-d’œuvre en leur temps. Pourquoi ne pas rendre hommage aux vivants ? On ne sait, mais, après tout, il n’y a pas de quoi s’inquiéter : les commentaires les plus ridicules des détracteurs d’aujourd’hui s’effaceront bientôt d’eux-mêmes, et l'oeuvre restera.


Les Amours d’Astrée et de Céladon est pour tout dire un film qui, d’un revers de la main, rend définitivement caducs les poncifs que l’on entend sans cesse sur Rohmer. Ceux qui disent son cinéma théâtral trouvent là une scène bien trop vaste, naturelle et brute pour être travaillée comme les planches. Ceux qui croient toujours qu’un film est littéraire, ampoulé, je ne sais quoi pour peu qu’on y entende des dialogues plus purs que ceux de la « vie courante », ceux-là touchent ici du doigt une forme indéniable de cinéma pur en quelques plans, quelques regards, dès l’introduction. Aucun autre cinéaste vivant ne serait capable de dévoiler ou de lier si vite autant de gestes et de mouvements. Ceux qui reprochent au grand homme de ne savoir « donner du rythme » découvrent un art savant de l’alternance entre l’action, l’incident et la pause, entre l’attente et la rencontre. Mieux : à qui oserait le traiter de réactionnaire, l’artiste de 87 ans oppose une malice, une audace, une morale d’une liberté dont on ne saurait trouver d’équivalent en ce nouveau millénaire. Nous aurions d’ailleurs tort d’être trop solennel en écrivant cet article. Les Amours…est un film que nous admirons sans limites, c’est vrai. Mais c’est d’abord et avant tout un film qui nous réjouit. Pendant la séance même, quelque chose saute aux yeux. Est-ce l’extraordinaire précision des cadres et du montage ? Est-ce, au contraire, la facilité avec laquelle l’intrigue se développe et s’impose à nous ? Les deux, certainement, et beaucoup plus encore. C’est la certitude de chaque forme, l’importance même de chaque accent, l’humour dans les scènes les plus graves et l’humilité souveraine du poète : l’art suprême.


Dans une interview, Rohmer parlait des Amours… comme de son Tombeau Hindou. Comparaison magnifique s’il en est, mais qu’il ne faut pas comprendre à l’envers. Son dernier film n’est pas une somme; c’est plutôt une synthèse, une reformulation de qu’il a toujours voulu dire, un regard jeté sur tout le chemin parcouru. C’est un geste que, semble t-il, seuls peuvent faire les plus grands cinéastes, de Tabou à Va et Vient. Parvenus à un mystérieux degré de voyance, ils semblent alors toucher au point aveugle de l’art, à cet absolu de la mise en scène où tout ce qui tombe dans leurs mains, leurs oreilles ou leur champ trouve naturellement sa place. Insaisissable, leur œuvre peut alors tout montrer. « On peut tout dire par la Comtesse, rien sur elle » écrivait il y a trente-cinq ans notre homme à propos de La Comtesse de Hong-Kong. Nous pourrions à présent lui retourner le compliment : il nous semble très beau, très vrai(©Jackie). L’allusion au diptyque de Lang nous interdit cependant de lui accorder trop hâtivement le privilège des derniers films : elle nous porte à espérer que nous ne parlons pas ici de l’ultime mais juste du dernier film d’Eric Rohmer.


Et puis, en cherchant bien, nous pourrions dire beaucoup de choses. De la manière dont l’artiste s’extrait de toute forme de temps historique, dont il imagine un monde déjà imaginé et fantasmé. De la vie qui rejoint du même coup le jeu, du hasard et du choix dont on saisit plus que jamais la portée. Mais aussi du détachement avec lequel le sage aborde l’existence, des énigmes ou des mystères que demeurent ici les êtres et les choses, de Rohmer et des signes. Nous pourrions parler de la manière dont on triche malgré tout avec les apparences, de cette morale malicieuse. Nous pourrions en conclure que Rohmer est l’un des plus grands modernes, le plus drôle, que son cinéma est le plus difficile à faire, et qu’il n’ennuie que ceux qui ont trop peur pour le suivre. Nous pourrions aussi deviser de l’acteur, des acteurs, de ce spectacle de la vie qui renvoie les « directeurs d’acteurs » à leur amateurisme. Ou de cette dernière séquence, de cette extraordinaire révélation du couple à lui-même, miracle évoquant le final du Rayon Vert, en peut-être plus beau encore.


Oui, disserter sur tout cela serait possible, mais ce serait trop présomptueux. D'ailleurs, ce n'est pas un film qui a besoin que l'on parle pour lui. Aussi nous contenterons nous de saluer l’artiste, l’homme et la foi qu’il porte en son art. Car, plus qu’aucun autre film, Les Amours d’Astrée et de Céladon nous donne des raisons de croire au cinéma.


M.P