28/10/2007

Feuillets arrachés au livre d'Alex




" Si le cinéma n'existait pas, Nicholas Ray, lui seul, donne l'impression de pouvoir le réinventer."

Jean-Luc Godard.


Il existe au cinéma deux catégories de réalisateurs: les cinéastes par accident et les cinéastes de métier. Disons, pour aller vite, que la première catégorie regroupe les cinéastes de "l'ontologie de l'image cinématographique": c'est Jean Renoir affranchi de l'influence castratrice de son père; c'est Howard Hawks, ingénieur de formation et pilote à ses heures perdues; c'est enfin Maurice Schérer, alias Gilbert Cordier, alias Eric Rohmer, le plus grand cinéaste français en vie . Et puis il y a les autres, les cinéastes de métier, ceux pour qui seul compte le travail des plans et la solitude du montage; ce sont des artisans cruels, des violeurs d'innocence, des pygmalions toujours insatisfaits de leur dernier ouvrage: qui, dans cette définition sommaire, n'aura pas reconnu la figure de Robert Bresson, Jean-Luc Godard, et désormais celle de Gus van Sant.


Gerry, Elephant, Last days, Paranoid Park... Quel est cet étrange corpus de films? A trop se poser la question, plus d'un critique s'est cassé les dents: Diptyque? Trilogie? Tétralogie? Pourquoi ne pas les appréhender d'abord pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire des essais, c'est-à-dire des tentatives inachevées, toujours en suspens comme le skateur dans les airs? J'en veux pour preuve la souveraine désinvolture avec laquelle le cinéaste passe du format large au standart, de l'épopée grandiose de Gerry au lyrisme entêtant d'Elephant. Et dire que Gus Van Sant tourne inlassablement le même film depuis cinq ans, c'est oublier que, de Last days à Paranoid Park, le découpage en plans-séquences a laissé la place à un montage plus souple, plus équilibré, plus varié aussi dans ses ruptures de rythme et de tonalité. En un mot comme en cent, Paranoid Park est le film le plus composé de son auteur.


"Composé", il y a de quoi laisser dubitatif un spectateur habitué à la fragmentation du récit vansantien en plusieurs points de vue, à la désarticulation des liens de cause à effet et à la répétition cyclique des séquences. Il y a pourtant un facteur commun aux quatre derniers film du maître, et que l'on trouvait déjà dans Prête à tout (To die for, 1995), c'est la notion de fait divers. Van Sant aime à rappeler que, au principe de Gerry, " il y d'abord une histoire vraie, parue dans la presse [...] Deux types sont allés dans le désert, ils se sont perdus, un seul est revenu. Un soir, je traînais avec Casey [Affleck] et Matt [Damon], et [...] on s'est demandé quel genre de film on pourrait faire. J'ai dit: "Pourquoi pas cette histoire de désert?"." (Cahiers du cinéma, n°579). Que le fait divers soit meurtrier importe ici fort peu, ce qui compte, c'est la manipulation du temps et son organisation à travers le prisme de la subjectivité du personnage (sur le processus de la subjectivisation dans les films de Gus van Sant, je ne peux que vous renvoyer à mon article du mois de septembre sur Last days). Ce désir de posséder corps et âme l'acteur, nous le retrouvons à l'oeuvre dans Paranoid park, mais il est désormais pris en charge par la composition en journal intime. A cet égard, le film est scindé en deux parties distinctes, reliées entre elles par le mouvement de va-et-vient d'Alex, de la plage à sa maison: deux parties jumelles, où les séquences esquissées dans la première seront reprises, puis développées, enrichies, étoffées dans la seconde. Ce procédé de mimétisme est fréquent dans les films de Gus van Sant, mais il n'avait jamais trouvé une forme aussi rigoureuse dans laquelle s'épanouir.


C'est ici qu'il faut dissiper tout malentendu à propos du formalisme de l'auteur. Le cinéaste ne joue jamais sur la sidération de l'effet optique et sonore: un travelling dans le système établi par Gus van Sant, c'est d'abord une certaine façon d'approcher un corps, de la même façon qu'un cadre est l'espace d'une chasse entre la caméra et l'acteur (souvenons-nous de Last days). Il en va de même pour la composition interne des parties: elle met sur le même pied d'égalité chaque plan du film. Rien n'est plus étranger au cinéaste que l'idée de noeud dramatique, de paroxysme de l'action, de climax: j'en veux pour preuve la scène de l'accident, située au milieu du long-métrage.


Je ne peux dire pour l'instant que cela: nous sommes arrivés à un point de non-réconciliation avec la critique d'antan. Des skateurs, des pom-pom girls, toute la mythologie des lycées américains et des teen movies des années 1980, que peuvent-ils bien comprendre à tout cela, les critiques de la modernité cinématographique, les papes de la cinéphilie protestante? Rien, et c'est pour cette raison qu'un film de Gus van Sant ou de David Lynch leur sera à tout jamais étranger; c'est pour cette raison même qu'ils leur refuseront toujours la place qui leur revient de droit, c'est-à-dire la première. Oui, avec Paranoid park, c'est sûr, Gus van Sant est notre cinéaste bien-aimé.

A.M