30/04/2008

Le Milieu est en crise.


A l’heure où nous écrivons ces lignes, une nouvelle vient assombrir l’humeur du cinéphile. Le groupe Le Monde cède ses parts des Editions de l’Etoile : les Cahiers sont à vendre.


Au début du mois, le groupe des 13 dévoilait le fruit de son complot : un rapport de 190 pages aboutissant à 12 propositions, destinées à défendre et développer un « cinéma du milieu ».


Deux alertes pour un même mal, déjà cent fois diagnostiqué : il n’y a plus, en France, de volonté financière suffisante pour proposer au public un certain engagement, qu’il soit critique ou artistique. La mise au point proposée par Pascale Ferran ne fait que remuer le couteau dans la plaie. L’établissement d’un contrat de « juste production », la pratique d’un artisanat honnête, équitable, tout cela ne pourra jamais se fonder que sur la garantie d’un public stable. Or il n’y a pas de « public du milieu ». Les spectateurs des petits films sont simplement volés aux grands, et vice-versa. Sans doute est-ce la fin d’une utopie française, de l’espoir de quelques uns (Truffaut en tête) de ne céder ni aux spectateurs, ni les spectateurs. Cinquante ans après la première vague de ces petits films, la faille (celles des entrées, plus que des financiers) s’est doucement creusée : le Premier venu n’est pas Bienvenue chez les Ch’tis


Reste un constat, cependant : entre La Carrière de Suzanne et le dernier film de Doillon, le cinéma français que personne ne veut vit mal mais survit. Après tout, l’essentiel n’est pas que le prochain film de l’auteur de Ponette atteigne les cent mille entrées – ni que Les Cahiers du Cinéma soient tirées à autant d’exemplaires -, mais qu’une certaine intransigeance française subsiste. Et si cette intransigeance doit se payer d’une relative pauvreté, soyons pour un cinéma pauvre.


M.P

29/04/2008

Suzanne, Bertrand, Guillaume et les autres...


A Jean Douchet


Cet article fut rédigé à l'occasion de la sortie en DVD du dernier film d'Eric Rohmer, Les Amours d'Astrée et de Céladon. Si le terme de film-somme semble a priori étranger à l'oeuvre du grand cinéaste corrézien, toujours malicieux dans sa capacité à surprendre le plus aguerri des spectateurs, il n'en demeure pas moins vrai que ces Amours-là ont un parfum familier pour qui s'est déjà confronté aux plaisirs de la mise en scène rohmérienne. Aussi, plutôt que de revenir sur un chef-d'oeuvre qui fit l'objet d'une remarquable critique sur ce site quelques mois auparavant, souhaitions-nous nous intéresser à un film méconnu, voire ignoré de sa filmographie: La Carrière de Suzanne (1963). Quarante-quatre ans séparent les deux oeuvres, et pourtant les intentions sont restées les mêmes: filmer une certaine idée de la beauté. Gageons que si "l'esthétique est la seule politique d'Eric Rohmer", selon les mots de Jean Douchet, l'art du moins a gagné en précision...


Deuxième opus d'une série de six Contes Moraux, La Carrière de Suzanne n'est pas le moins méconnu des films d'Eric Rohmer. Comme La Boulangère de Monceau, sorti un an plus tôt, ce court-métrage de cinquante-deux minutes est pourtant emblématique de l'esthétique des premiers films de la Nouvelle Vague, tant dans sa technique et ses conditions de production (post-synchronisation de la bande-sonore, découpage parfois saccadé qui trahit l'utilisation de chutes de rushes lors des prises de vue), que dans son sujet même, celui d'une femme prise entre deux hommes, sujet déjà à l'oeuvre dans Une femme est une femme (1961) de Godard, Jules et Jim (1962) de Truffaut, et qui la même année inspire à Jean Eustache le premier volet de ses Mauvaises fréquentations. Cette femme, c'est Suzanne (Catherine Sée), rejetée par un Don Juan de pacotille, qui trouve en son ami Bertrand (Philippe Beuzen) l'objet de ses aspirations amoureuses. A la trente-huitième minute du film, Bertrand invite Suzanne dans sa chambre à coucher, sans se douter que la jeune femme usera de ses charmes auprès de lui. La scène serait anodine si elle ne constituait en réalité la matrice formelle des Contes à venir: un homme, obsédé par une femme, reste sourd aux avances d'une autre, mais ne comprendra que trop tard son erreur; la chambre à coucher est le lieu de la tentation, l'espace où le héros éprouve la force de sa volonté et, parfois, ses limites. Comment, dans ce bref résumé, ne pas reconnaître l'intrigue de Ma nuit chez Maud, La Collectionneuse et L'Amour l'après-midi? On pourrait même voir dans cet extrait de La Carrière de Suzanne une ébauche de la séquence centrale de Ma nuit chez Maud, celle où le narrateur (Jean-Louis Trintignant) refuse les avances de Maud (Françoise Fabian), allongée sur son lit: même décor, même heure, même mise en scène du champ contrechamp qui délimite et oppose l'espace masculin du féminin, à la différence près que le goujat occupe cette fois-ci le matelat, tandis que la jeune femme est assise sur le fauteuil. La scène étudiée se présente alors comme une variation cinématographique autour d'un même thème; le cinéaste déclarait à ce propos: "je varie le motif initial, le ralentis ou l'accélère, l'allonge ou le rétrécis, l'étoffe ou l'épure. A partir de cette idée de montrer un homme sollicité par une femme au moment même où il va se lier avec une autre, j'ai pu bâtir mes situations, mes intrigues, mes dénouements, jusqu'à mes caractères". Quels sont donc ces caractères à l'épreuve dans La Carrière de Suzanne?


Le premier plan de la séquence est frappant. Tourné en légère plongée, il cadre deux chaises vides, avant l'apparition de Suzanne dans le champ par la droite. Les deux recadrages sont dictés par l'actrice, bien décidée à mettre au point sa technique de séduction sur Bertrand: érotisme des jambes placées sur le côté, puis serrées délicatement sur le coussin du fauteuil. Au même moment, la voix off de Bertrand se déclenche: "Dès qu'elle fut dans ma chambre, Suzanne s'assit dans le fauteuil", comme pour montrer que la scène est perçue à travers son regard, en retard sur le jeu de Suzanne. Il y a, dans la concision du commentaire, une sobriété qui tranche avec la curiosité de la caméra, toujours prête à épier les gestes de la séductrice. Cette contradiction entre le texte et l'image, entre ce qui est dit et ce qui est montré, le cinéaste n'a cessé de la relever dans la "Lettre à un critique à propos des Contes moraux" (in La Nouvelle revue française, mars 1971): pour lui, l'idée est de confronter le commentaire avec "les discours et les comportements des personnages" pour faire naître "une espèce de vérité toute autre que celle de la lettre et des gestes, et qui serait la vérité du film".


Qu'est-ce qui est mis en scène? La fille déchire un pan de sa jupe et demande au garçon une épingle, qui lui propose en retour une aiguille et du fil. Il fallait que la séquence passe par une situation ordinaire, prosaïque, pour que se révèlent en profondeur les caractères. Nous sommes bien loin des discussions pascaliennes de Ma nuit chez Maud ou des délibérations libertines de Daniel dans La Collectionneuse: les personnages de La Carrière de Suzanne sont d'abord des enfants, sans une véritable sexualité; c'est du moins ce que croit Bertrand, ne voyant en Suzanne qu'une jeune fille sage et ingénue. Il faut dire que le narrateur a pour principaux traits de caractère un orgueil démesuré et une fidélité inébranlable envers sa promise: tout le drame des Contes moraux réside dans la mise à l'épreuve de sa volonté. En témoigne la main de Bertrand au troisième plan, posée inconsciemment sur l'épaule de Suzanne, avant que celle-ci ne la repousse en lui répondant: "Ca va, j'ai compris." Rejeté hors-champ, étranger aux règles de la séduction, le héros rohmérien n'a d'autre choix que d'occuper la place du spectateur. Le mouvement de caméra au cinquième plan est à cet égard révélateur de la passivité du narrateur, puisqu'il renvoit explicitement au regard de Bertrand : mouvement érotique de bas en haut qui découvre la jambe nue de Suzanne, même mouvement que l'on retrouvera plus tard dans Le Genou de Claire, lorsque Jérôme (Jean-Claude Brialy) admire la cuisse et le genou de Claire, juchée sur une échelle.


Alors Rohmer va bousculer la mise en scène en champ contrechamp qu'il avait soigneusement installée dans les premiers plans. Il décide de faire jouer ses acteurs, non plus en vis-à-vis, mais l'un derrière l'autre, comme pour souligner l'impuissance du narrateur à faire face à celle qui l'effraie et l'attire en même temps. Puisqu'il n'est plus soumis au regard inquisiteur de Bertrand, le personnage de Suzanne peut laisser libre cours à ses émotions: les yeux perdus dans le vague, le jeu maladroit des mains avec le coupe-papier et le livre, tout dans ses attitudes trahit ses sentiments pour le jeune homme. Le septième plan de la séquence illustre avec précision les enjeux de cette mise en scène: la recherche de la justesse dans l'artifice, la révélation d'un caractère à partir d'une situation ordinaire, l'épanouissement du jeu de l'acteur, encouragé par la discrétion de la caméra et la durée de la prise. Mais il y a surtout quelque chose de comique dans ce plan, lorsque Bertrand, souhaitant couper court au jeu de Suzanne, enfile dans son dos son bas de pyjama, parfaite tenue du séducteur! Cette politique de l'autruche, comme l'a bien vu Marion Vidal dans son ouvrage Les "Contes moraux" d'Eric Rohmer (Paris, Lherminier, 1977), implique en réalité "une peur névrotique des femmes" et "un masochisme foncier". En effet, lorsque la jeune femme déclare: "C'est rare de trouver un garçon comme toi, qui n'embête pas les filles...", ce dernier lui répond en guise de provocation "Ca dépend desquelles!", et le raccord dans l'axe du septième au huitième plan souligne le caractère déceptif de la remarque par un effet d'attente.


Pourtant, lorsque Bertrand regagne son lit au neuvième plan, le champ contrechamp ne fonctionne plus comme auparavant: prise sous un autre angle de caméra, Suzanne est désormais filmée de profil; tout son corps tient dans le cadre. Le jeu amoureux cède la place à la confidence amicale et la jeune femme abandonne son rôle de séductrice pour celui d'entremetteuse, lorsqu'elle conseille au jeune puceau: "Dans le cas d'une fille comme Sophie, il ne faut pas hésiter. Elle est sur la défensive, mais c'est une façade". Il n' y a donc plus d'affrontement amoureux, Bertrand a cessé de voir en Suzanne un objet de désir. Alors la scène peut s'achever, et les lumières s'éteindre, comme à la fin d'une représentation théâtrale.


Cette scène d'une apparente simplicité, tournée sous quatre angles de caméra, renferme en réalité tout l'art des Contes moraux. Véritable noeud de l'intrigue, elle se présente comme une esquisse des grandes scènes futures, celle de la nuit chez Maud, mais aussi celle, troublante, bouleversante, où Chloé (Zouzou) invite Frédéric (Bernard Verley) dans sa chambre à coucher, dans L'Amour l'après-midi. C'est aussi, et surtout, une séquence pivot de l'histoire, lorsque les personnages révèlent toute leur épaisseur psychologique. Le texte et la mise en scène sont toujours susceptibles d'être modifiés dès lors qu'ils entravent le naturel du jeu; le plan délimite un espace centrifuge qui libère l'acteur plutôt qu'il ne l'enferme. Ce que recherche Eric Rohmer, ce n'est ni l'originalité ni même le spectaculaire de la situation- en regard, les scènes de chambre godardiennes sont autrement plus inventives et mouvementées- mais plutôt la vérité des caractères et des moeurs. Théorème implacable, d'une cruauté insoupçonnée, La Carrière de Suzanne résume avec éclat le style lapidaire du cinéaste: ce n'est pas le moindre de ses mérites.


A.M.

Et pendant ce temps-là...


Devant le succès (immense) de Bienvenue chez les Ch’tis, le critique ne peut que poser la même question que Babe face au chien qui l’assaille : pourquoi ? Il est, lui aussi, désemparé, incapable d’expliquer par des raisons esthétiques un phénomène qui relève sans doute plus de la sociologie. Comment un film à tous points de vues peu ambitieux a-t-il pu se créer une audience historique, et amener aux cinéma tous ceux (ils sont nombreux) qui n’y vont qu’une fois par décennie ? Les plus courageux ont émis une hypothèse : le film de Dany Boon aurait le don de rassurer. Bienvenue chez les Ch’tis serait l’histoire d’une mondialisation miniature (littéralement, d’un facteur délocalisé) que la réduction d’échelle rendrait acceptable et heureuse : l’étranger est toujours du même pays et le pays est, déjà, un melting-pot réussi (l’idée maîtresse étant de faire jouer le Français du Sud et le Français du Nord, ces essences, par deux acteurs « issus de l’immigration »).


Cette thèse (©J-M Lalanne) a aussi une contrepartie : ce qui se réduit, en même temps que l’espace de la peur, c’est celui de l’utopie. Le bonheur que présente le film, cette famille (on peut difficilement parler de communauté) retrouvée dans le travail et la bonne humeur, n’existe que par sa petitesse. Rien de régionaliste ici : le ch’timi n’est pas revendiqué comme le propre d’un peuple, il n’est que cette manie locale qui a le don d’amuser les touristes ; on est pas sympathique parce que les gens du nord le sont mais parce qu’ici, à Bergues, on prend le temps d’être sympathique ; bref, l’accueil n’est si familial que parce que la tournée est si petite. Les qualités prêtées au nord sont simplement celles qu’on attribuait traditionnellement au sud et l’on peut penser, puisque l’individualisme cupide a triomphé en Provence, que c’est maintenant en pays ch’ti qu’on doit chercher l’esprit de Pagnol. Discrètement, c’est donc le vieux mythe de la France des villages autarciques, insouciants, où tout le monde se connaît qu’aménage Dany Boon. Que l’on veuille encore tant y croire, en France comme ailleurs (le film est déjà vendu à l’étranger), voilà qui dessine, loin des revendications identitaires, une curieuse internationale du repli.


M.P.

Baie de Somme, année zéro

Un lieu : la baie de Somme. Trois personnages, trois archétypes : la jeune fille, le voyou, le flic. Une histoire simple, schématique : le voyou est suivie par la jeune fille qui est suivie par le flic. Le Premier venu développe un exercice. Tout se passe comme si Doillon avait d’abord fait travailler ses acteurs comme des élèves, suivant des types (de personnages, de situations), et avait finalement décidé de faire de ses essais la matière même de son film. Il n’y a là aucune démission : c’est délibérément et ostensiblement que le cinéaste retourne aux origines, à un cinéma d’essais (d’acteurs) et de recréation (d’une intrigue). À Rossellini.




On peut éprouver quelque gêne à citer ici et aujourd’hui une référence aussi imposante et « datée ». Qu’y a-t-il en effet de « rossellinien » chez Doillon ? Disons, d’abord, la simplicité. Simplicité de la technique, de la méthode, et du projet. Des acteurs presque neufs se croisent dans une petite ville et une grande baie, que Doillon trouve en Picardie. L’histoire est aussi peu crédible que possible, mais cela importe peu : c’est la matière (corps, décors, et objets) qui est naturelle, la situation n’est là que pour lui donner l’occasion de se révéler. Que le prétendu picard ait un accent parisien ne compte pas, l’essentiel est qu’il ne parle pas comme la jeune fille jouant la parisienne. Tout est affaire de rapports : quand deux acteurs se parlent, ici, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Doillon n’oblige pas ses acteurs à jouer tout de suite ensemble, il les présente, comme deux amis communs, jusqu’à ce que se recrée dans le plan une nouvelle relation, un espace aux contours élargis, redéfinis.


Le Premier venu ne copie pas le Rossellini de Païsa, il le parodie. Alors que le cinéma de studio (y compris en Italie) combinait tous les artifices pour donner à une reconstitution l’air de naturel, le geste de Rossellini fut aussi de réunir des matériaux naturels et de les agencer de manière à ce qu’un lieu préexistant se reconstitue autrement, devant nos yeux. La part du rêve n’était le décalage entre un décor réel et son imitation, elle gagna toute la conception du monde induite dans la vision d’un seul espace réel, connu et déterminé (il faudrait, à partir de là, théoriser l’âge du cinéma moderne comme celui d’une nouvelle conception du décor). Problème : même si le rêve est infiniment plus vaste, il ne se voit pas à l’écran. D’où la fragilité de ce cinéma.


Fragilité d’autant plus grande, ici, que Doillon ne peut prendre le contexte ou l’actualité pour argument. En 2008, aucune guerre, aucun bouleversement historique ne vient au secours de la fiction française. Les deux « mondes » (de la ville et de la baie) n’ont aucune raison de se rencontrer. D’où l’apparente bâtardise du film, et surtout l’arbitraire de son point de départ.


Le Premier Venu
commence par un choix fou, incompréhensible : un jeune fille suit son violeur de Paris en Picardie, décidée à rester avec lui coûte que coûte. Le film raconte cette filature et ses bifurcations, que l’héroïne seule peut choisir d’arrêter. Ce n’est plus le choix moral et existentiel de Rossellini qui va donc permettre de clore le film mais une décision volontaire, « pratique ». Ici, on ne choisit que celui qui ne vous choisit pas (ou au moment où il ne vous choisit pas) : le rôle de l’intrus (que l’actrice assume jusqu’à l’insupportable) est de rajouter un terme à l’équation pour qu’elle se résolve en happy end de téléfilm. Une fois éprouvé l’ampleur de leur liberté, les amants en cavale se scindent pour aller former deux couples sages qui partent chacun de leur côté. Ce qui compte, c’est qu’entre-temps les deux héros aient confronté leur monde à ce désert aux promesses décevantes. Le Premier Venu est, lui aussi, un film plein de vide mais qui ose le montrer, ce qui est déjà courageux.


M.P.