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01/05/2008

Le Paradoxe Desplechin



Dans un débat tenu en 1996 avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse, Arnaud Desplechin pouvait déclarer: « Mon hypothèse, c’est que l’on a toujours pas compris comment s’est effectué -ou plutôt ne s’est pas effectué- le passage de la Nouvelle Vague à la génération suivante […]. Du coup, on a l’impression que le cinéma français n’a pas d’histoire, n’a aucune profondeur, n’a pas d’origine ni de filiations. » Il est aisé de reconnaître dans ces propos les grandes préoccupations qui inquiètent et nourrissent le travail du réalisateur de La Vie des morts (1990): « profondeur » (certains diront « épaisseur »), « origine » et « filiations » sont les maîtres mots d’un cinéaste qui, depuis près de vingt ans, se plaît à mettre en scène le tumulte romanesque des réunions familiales. En 2008, Desplechin raconte aux Cahiers du cinéma qu’au principe de son dernier film, Un conte de Noël, il y a la lecture d’un livre sur la greffe de moelle osseuse; cette greffe, nous est-il dit dans le film, peut transformer le corps du receveur en une véritable chimère, même si le donneur (en l’occurrence, Henri) est jugé compatible avec son receveur (Junon, la mère). La « chimère » figurait déjà dans Rois et reines (2004) par l’entremise d’une gravure représentant la métamorphose de Jupiter en cygne. D’un film l’autre, le cinéaste s’interroge: peut-on greffer la substantifique moelle du cinéma américain sur le corps moribond de la qualité (auteuriste) française? Au risque, bien sûr, d’enfanter une chimère…


Pour bien des commentateurs, Arnaud Desplechin demeure l’un des principaux héritiers de la Nouvelle Vague en France: dans son évocation des puissances politiques de l’Europe au lendemain de l’effondrement du bloc soviétique, La Sentinelle (1991) rappelait à certains les premiers longs-métrages engagés d’Alain Resnais (oui, Alain Resnais appartient à la Nouvelle Vague); Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) (1996) décrivait quant à lui, dans une approche intimiste, les relations amoureuses d’un groupe d’amis parisiens, cousins lointains de Jules et Jim de François Truffaut. Ce rapprochement est bien évidemment trompeur, et empêche du même coup toute théorisation sérieuse de l’héritage de la Nouvelle Vague, ce que Desplechin appelait de ses vœux dans l’entretien avec de Baecque et Jousse. Car au fond, qu’est-ce que l’intimisme du cinéma d’auteur français? On a trop souvent répandu le cliché -nauséabond- d’un cinéma parisien en chambre de bonne qu’on a fini par ne plus en identifier la cible désignée: non pas Godard, ce lyrique rayien attiré par les eaux turquoises de la fatale Méditerranée; ni Rohmer, en vadrouille dans je ne sais quelle ville de province pour mieux parachever sa délicieuse comédie humaine; ni même Rivette, l’auteur du plus beau film en costume des années soixante -je veux parler de La Religieuse-; mais plutôt Garrel, Doillon et Eustache, cinéastes épris de confessions sublimes et déchirantes, et dont les œuvres rejoignent souvent les rives de l’autobiographie. On ne saurait donc se satisfaire de lieux communs qui ne résistent pas longtemps à l’examen scrupuleux des films de la période, et il reste encore à définir l’apport fondamental de la Nouvelle Vague sur les générations qui lui succèdent. Arnaud Desplechin, quant à lui, risque une hypothèse: ce ne sont pas les anciens critiques des Cahiers du cinéma qui ont exercé une influence profonde sur le cinéma d’auteur français, mais plutôt les cinéastes du moi, Doillon, Garrel, Eustache et Téchiné, ces « orphelins » de la Nouvelle Vague comme le critique Alain Philippon aimait à les appeler. Pour un réalisateur hanté par l’origine et la filiation, il était donc indispensable de repenser l’histoire du cinéma français à l’aune de nouveaux critères esthétiques.


Ce projet historique, quasi généalogiste, est au cœur d’Un conte de Noël. Dans ce film, la dimension intimiste est sans cesse contredite par une aspiration irrésistible au mythe (Rois et reines mêlait déjà aux destins de Nora et Ismaël l’évocation cryptique de grandes figures mythologiques). Chimères et chiens cerbères peuplent un monde fantastique à la frontière de la vie et de la mort, traversé par des fantômes familiers; l’ostracisme semble une pratique coutumière dans une famille où les parents ont pour prénoms Abel et Junon. On est quelque peu déconcerté par ce magma ésotérique de références qui vont de La Généalogie de la morale de Nietzsche à la philosophie transcendantaliste d’Emerson, de la féerie shakespearienne du Songe d’une nuit d’été de Reinhardt et Dieterle aux résonances bibliques des Dix Commandements de Cecil B. DeMille, et l’on se rappelle alors ces quelques mots d’Henri (Mathieu Amalric) à sa sœur Elizabeth (Anne Consigny): « Nous sommes en plein mythe, sauf que je ne sais pas de quel mythe il s’agit. » Il faut dire que les propos du cinéaste qui accompagnèrent la sortie du film ont de quoi irriter les quelques happy few de la cinéphilie Cahiers du cinéma: quel lien peut-il bien y avoir entre les membres de la famille Vuillard et les aviateurs de Seuls les anges ont des ailes d’Howard Hawks? Et pourquoi diable reprendre la célèbre scène du musée de Vertigo, lorsque Madeleine Ferguson contemple le portrait de Carlotta Valdès avec, cette fois-ci, Catherine Deneuve dans le rôle tenu par Kim Novak? Peut-être Desplechin, en bon hitchcocko-hawksien, souhaite-t-il remonter aux sources de la cinéphilie Nouvelle Vague et confronter l’intimisme étriqué du cinéma français aux puissances fantasmagoriques de l’imagerie hollywoodienne: la mise en scène d’Un conte de Noël, elle, obéit à un principe de déploiement maximal d’énergie; l’image est une force que le cadre ne peut plus circonscrire et qui entraîne inévitablement un découpage en jump-cut; le plan est informe, l’axe de la caméra sans cesse écartelé entre ciel et terre. Ce qui compte désormais, ce n’est plus l’enregistrement objectif de la réalité, l’inépuisable ontologie de l’image photographique, mais les qualités projectives de l’image, l’enthousiasme et la fascination magique qu’elle suscite chez le spectateur (d’où l’importance décisive de l’extrait des Dix Commandements où Moïse ouvre les flots de la Mer Rouge par miracle). Cette esthétique vitaliste, ce refus d’une conception « classique » du cadre, surprennent dans un cinéma français qui, par tradition bazinienne et goût pour un certain jansénisme de la mise en scène, a fait du plan l’unité indéfectible de son écriture: Desplechin, comme Pascale Ferran, pratiquerait d’avantage un cinéma de montage (n’oublions pas qu’il signa le scénario de Petits arrangements avec les morts, seule réelle tentative de film de montage dans les années quatre-vingt dix).


Je vois bien, en écrivant ces lignes, qu’il est toujours périlleux de classer un réalisateur -et ses films- dans une catégorie préétablie. L’objet de cette réflexion n’est pas d’esquisser à grand trait les « tendances » d’un art que d’aucuns jugent aujourd’hui exsangue, mais plutôt d’analyser, dans ses phénomènes visibles et audibles, l’évolution d’une pensée critique et esthétique du cinéma français. Depuis Rois et reines en 2004, Arnaud Desplechin a pour ainsi dire « virer sa cuti »: chantre du cinéma d’auteur dans les années quatre-vingt dix, l’auteur de Comment je me suis disputé voudrait bien troquer sa casquette de « petit élève studieux de l’école Nouvelle Vague » contre celle, plus rebelle, de director américain: non plus Truffaut et Resnais, mais Coppola et Scorsese; non plus l’existentialisme, mais la fureur du récit. Ce paradoxe Desplechin m’est apparu tandis que je descendais de la rue Champollion, dans le cinquième arrondissement de Paris: je rencontrai sur ma route le cinéaste. L’air hagard, il avait une cigarette au coin des lèvres, les yeux plissés par la fumée; et le visage était celui d’un homme marqué par la fatigue d’une nuit de montage. En l’apercevant je ne pus m’empêcher de sourire: ce n’était pas l’éternel étudiant parisien qu’il avait si souvent filmé dans ces précédents longs-métrages; c’était un véritable cow-boy perdu en plein Quartier Latin! Peut-être qu’avec le temps Arnaud Desplechin deviendra un cinéaste. Un vrai.

A.M

29/04/2008

Suzanne, Bertrand, Guillaume et les autres...


A Jean Douchet


Cet article fut rédigé à l'occasion de la sortie en DVD du dernier film d'Eric Rohmer, Les Amours d'Astrée et de Céladon. Si le terme de film-somme semble a priori étranger à l'oeuvre du grand cinéaste corrézien, toujours malicieux dans sa capacité à surprendre le plus aguerri des spectateurs, il n'en demeure pas moins vrai que ces Amours-là ont un parfum familier pour qui s'est déjà confronté aux plaisirs de la mise en scène rohmérienne. Aussi, plutôt que de revenir sur un chef-d'oeuvre qui fit l'objet d'une remarquable critique sur ce site quelques mois auparavant, souhaitions-nous nous intéresser à un film méconnu, voire ignoré de sa filmographie: La Carrière de Suzanne (1963). Quarante-quatre ans séparent les deux oeuvres, et pourtant les intentions sont restées les mêmes: filmer une certaine idée de la beauté. Gageons que si "l'esthétique est la seule politique d'Eric Rohmer", selon les mots de Jean Douchet, l'art du moins a gagné en précision...


Deuxième opus d'une série de six Contes Moraux, La Carrière de Suzanne n'est pas le moins méconnu des films d'Eric Rohmer. Comme La Boulangère de Monceau, sorti un an plus tôt, ce court-métrage de cinquante-deux minutes est pourtant emblématique de l'esthétique des premiers films de la Nouvelle Vague, tant dans sa technique et ses conditions de production (post-synchronisation de la bande-sonore, découpage parfois saccadé qui trahit l'utilisation de chutes de rushes lors des prises de vue), que dans son sujet même, celui d'une femme prise entre deux hommes, sujet déjà à l'oeuvre dans Une femme est une femme (1961) de Godard, Jules et Jim (1962) de Truffaut, et qui la même année inspire à Jean Eustache le premier volet de ses Mauvaises fréquentations. Cette femme, c'est Suzanne (Catherine Sée), rejetée par un Don Juan de pacotille, qui trouve en son ami Bertrand (Philippe Beuzen) l'objet de ses aspirations amoureuses. A la trente-huitième minute du film, Bertrand invite Suzanne dans sa chambre à coucher, sans se douter que la jeune femme usera de ses charmes auprès de lui. La scène serait anodine si elle ne constituait en réalité la matrice formelle des Contes à venir: un homme, obsédé par une femme, reste sourd aux avances d'une autre, mais ne comprendra que trop tard son erreur; la chambre à coucher est le lieu de la tentation, l'espace où le héros éprouve la force de sa volonté et, parfois, ses limites. Comment, dans ce bref résumé, ne pas reconnaître l'intrigue de Ma nuit chez Maud, La Collectionneuse et L'Amour l'après-midi? On pourrait même voir dans cet extrait de La Carrière de Suzanne une ébauche de la séquence centrale de Ma nuit chez Maud, celle où le narrateur (Jean-Louis Trintignant) refuse les avances de Maud (Françoise Fabian), allongée sur son lit: même décor, même heure, même mise en scène du champ contrechamp qui délimite et oppose l'espace masculin du féminin, à la différence près que le goujat occupe cette fois-ci le matelat, tandis que la jeune femme est assise sur le fauteuil. La scène étudiée se présente alors comme une variation cinématographique autour d'un même thème; le cinéaste déclarait à ce propos: "je varie le motif initial, le ralentis ou l'accélère, l'allonge ou le rétrécis, l'étoffe ou l'épure. A partir de cette idée de montrer un homme sollicité par une femme au moment même où il va se lier avec une autre, j'ai pu bâtir mes situations, mes intrigues, mes dénouements, jusqu'à mes caractères". Quels sont donc ces caractères à l'épreuve dans La Carrière de Suzanne?


Le premier plan de la séquence est frappant. Tourné en légère plongée, il cadre deux chaises vides, avant l'apparition de Suzanne dans le champ par la droite. Les deux recadrages sont dictés par l'actrice, bien décidée à mettre au point sa technique de séduction sur Bertrand: érotisme des jambes placées sur le côté, puis serrées délicatement sur le coussin du fauteuil. Au même moment, la voix off de Bertrand se déclenche: "Dès qu'elle fut dans ma chambre, Suzanne s'assit dans le fauteuil", comme pour montrer que la scène est perçue à travers son regard, en retard sur le jeu de Suzanne. Il y a, dans la concision du commentaire, une sobriété qui tranche avec la curiosité de la caméra, toujours prête à épier les gestes de la séductrice. Cette contradiction entre le texte et l'image, entre ce qui est dit et ce qui est montré, le cinéaste n'a cessé de la relever dans la "Lettre à un critique à propos des Contes moraux" (in La Nouvelle revue française, mars 1971): pour lui, l'idée est de confronter le commentaire avec "les discours et les comportements des personnages" pour faire naître "une espèce de vérité toute autre que celle de la lettre et des gestes, et qui serait la vérité du film".


Qu'est-ce qui est mis en scène? La fille déchire un pan de sa jupe et demande au garçon une épingle, qui lui propose en retour une aiguille et du fil. Il fallait que la séquence passe par une situation ordinaire, prosaïque, pour que se révèlent en profondeur les caractères. Nous sommes bien loin des discussions pascaliennes de Ma nuit chez Maud ou des délibérations libertines de Daniel dans La Collectionneuse: les personnages de La Carrière de Suzanne sont d'abord des enfants, sans une véritable sexualité; c'est du moins ce que croit Bertrand, ne voyant en Suzanne qu'une jeune fille sage et ingénue. Il faut dire que le narrateur a pour principaux traits de caractère un orgueil démesuré et une fidélité inébranlable envers sa promise: tout le drame des Contes moraux réside dans la mise à l'épreuve de sa volonté. En témoigne la main de Bertrand au troisième plan, posée inconsciemment sur l'épaule de Suzanne, avant que celle-ci ne la repousse en lui répondant: "Ca va, j'ai compris." Rejeté hors-champ, étranger aux règles de la séduction, le héros rohmérien n'a d'autre choix que d'occuper la place du spectateur. Le mouvement de caméra au cinquième plan est à cet égard révélateur de la passivité du narrateur, puisqu'il renvoit explicitement au regard de Bertrand : mouvement érotique de bas en haut qui découvre la jambe nue de Suzanne, même mouvement que l'on retrouvera plus tard dans Le Genou de Claire, lorsque Jérôme (Jean-Claude Brialy) admire la cuisse et le genou de Claire, juchée sur une échelle.


Alors Rohmer va bousculer la mise en scène en champ contrechamp qu'il avait soigneusement installée dans les premiers plans. Il décide de faire jouer ses acteurs, non plus en vis-à-vis, mais l'un derrière l'autre, comme pour souligner l'impuissance du narrateur à faire face à celle qui l'effraie et l'attire en même temps. Puisqu'il n'est plus soumis au regard inquisiteur de Bertrand, le personnage de Suzanne peut laisser libre cours à ses émotions: les yeux perdus dans le vague, le jeu maladroit des mains avec le coupe-papier et le livre, tout dans ses attitudes trahit ses sentiments pour le jeune homme. Le septième plan de la séquence illustre avec précision les enjeux de cette mise en scène: la recherche de la justesse dans l'artifice, la révélation d'un caractère à partir d'une situation ordinaire, l'épanouissement du jeu de l'acteur, encouragé par la discrétion de la caméra et la durée de la prise. Mais il y a surtout quelque chose de comique dans ce plan, lorsque Bertrand, souhaitant couper court au jeu de Suzanne, enfile dans son dos son bas de pyjama, parfaite tenue du séducteur! Cette politique de l'autruche, comme l'a bien vu Marion Vidal dans son ouvrage Les "Contes moraux" d'Eric Rohmer (Paris, Lherminier, 1977), implique en réalité "une peur névrotique des femmes" et "un masochisme foncier". En effet, lorsque la jeune femme déclare: "C'est rare de trouver un garçon comme toi, qui n'embête pas les filles...", ce dernier lui répond en guise de provocation "Ca dépend desquelles!", et le raccord dans l'axe du septième au huitième plan souligne le caractère déceptif de la remarque par un effet d'attente.


Pourtant, lorsque Bertrand regagne son lit au neuvième plan, le champ contrechamp ne fonctionne plus comme auparavant: prise sous un autre angle de caméra, Suzanne est désormais filmée de profil; tout son corps tient dans le cadre. Le jeu amoureux cède la place à la confidence amicale et la jeune femme abandonne son rôle de séductrice pour celui d'entremetteuse, lorsqu'elle conseille au jeune puceau: "Dans le cas d'une fille comme Sophie, il ne faut pas hésiter. Elle est sur la défensive, mais c'est une façade". Il n' y a donc plus d'affrontement amoureux, Bertrand a cessé de voir en Suzanne un objet de désir. Alors la scène peut s'achever, et les lumières s'éteindre, comme à la fin d'une représentation théâtrale.


Cette scène d'une apparente simplicité, tournée sous quatre angles de caméra, renferme en réalité tout l'art des Contes moraux. Véritable noeud de l'intrigue, elle se présente comme une esquisse des grandes scènes futures, celle de la nuit chez Maud, mais aussi celle, troublante, bouleversante, où Chloé (Zouzou) invite Frédéric (Bernard Verley) dans sa chambre à coucher, dans L'Amour l'après-midi. C'est aussi, et surtout, une séquence pivot de l'histoire, lorsque les personnages révèlent toute leur épaisseur psychologique. Le texte et la mise en scène sont toujours susceptibles d'être modifiés dès lors qu'ils entravent le naturel du jeu; le plan délimite un espace centrifuge qui libère l'acteur plutôt qu'il ne l'enferme. Ce que recherche Eric Rohmer, ce n'est ni l'originalité ni même le spectaculaire de la situation- en regard, les scènes de chambre godardiennes sont autrement plus inventives et mouvementées- mais plutôt la vérité des caractères et des moeurs. Théorème implacable, d'une cruauté insoupçonnée, La Carrière de Suzanne résume avec éclat le style lapidaire du cinéaste: ce n'est pas le moindre de ses mérites.


A.M.

29/02/2008

La masse et l'élégance



En avant, jeunesse ! : derrière les mots que l’on répète comme un mot d’ordre se cache un monument. Voilà deux ans que les contours de Fontainhas font de l’ombre aux films « modernes », pèsent sur le cinéma contemporain. Le mot n’est pas hasardeux : il y a, dans le film de Pedro Costa, une masse dont le poids se ressent sur chacun des habitants du film, d’ailleurs presque tous immobiles, incapables de se déplacer à l’écran. Tous, sauf Ventura. Du bidonville aux nouveaux immeubles, des caves au musée national, le « père » du quartier circule, et déplace le film avec lui.


Courses, visites, stations ; à chaque étape, Ventura se confronte à l’un de ses enfants. Pour toutes ces séquences (ces dialogues, dirait Straub), un ou quelques plans suffisent. De pause en pause, le vieil homme réinstalle une même scène rudimentaire. Il fixe les hommes là où ils sont, dans « leur lieu », celui auquel ils restent attachés même si Ventura les retrouve plusieurs fois (l’agent immobilier et le relogement, la chambre de Wanda…). S’ils en sortent, c’est que le père les entraîne dehors, sur un autre terrain : c’est le mari de Wanda qu’il fait sortir de l’ombre de l’atelier, le gardien de musée qu’il emmène dans le parc, le fils blessé, enfin, qu’il force à se souvenir de son accident.


Film mobile faits de gens immobiles, En avant jeunesse ! raconte l’errance d’un homme sans attache parmi des enfants cloîtrés chez eux. Ventura n’est qu’un vagabond, le cadre est son seul lieu de vie. L’émigration, le départ de sa femme (Clotilde, dont le dernier discours ouvre le film), la destruction du quartier, voilà qui fonde un triple déracinement. Sans pays ni foyer ni maison, Ventura est bel et bien « le nouvel Ulysse » : condamné à voyager sans savoir pourquoi, ni jusqu’à quand. Et sans que personne ne le retienne : le visiteur est en trop chez ses enfants, il les gêne.


S’exprimant sur les ondes du Masque et la Plume à la fin du festival de Cannes 2006, l’éminent Michel Ciment sembla trouver anormal qu’un cinéaste « filme des gens dans des caves ». L’argument n’en est pas un, mais on peut tout de même comprendre le critique à condition d’aller au fond de son idée : ce qui pose problème, ici, c’est que les « caves » soient obscures et que les « gens » soient noirs. Les pauvres ne font aucun effort pour être présentables et présentés. Ils ne sont ni mignons ni effrayants pour le public cannois : ils vivent dans leur propre monde. Noir sur noir, Ventura marque ce monde, il en est la quintessence. Son costume est un témoignage honorifique : le retraité aux cheveux blancs peut porter les couleurs du quartier dont il est le père. Il n’a pas à subir l’humiliation du Slimane de Kechiche, cet autre très beau grand-père d’aujourd’hui forcé de « s’habiller » pour présenter devant les autorités et les spectateurs un dossier joliment mal fait, et dont ils rieront avec bienveillance. L’immigré n’a pas à se faire beau : l’attrait particulier de son visage vient aussi de son déracinement, il tient à une certaine puissance d’évocation. L’élégance de Ventura est, précisément, un étendard : Fontainhas l’a naturellement choisi pour porter l’image de son peuple.





Pedro Costa l’a dit aux Cahiers du Cinéma : inutile de montrer à son acteur vedette des films de John Ford puisque Ventura, tout simplement, « a déjà joué dans tous les films de Ford ». Il a même été jusqu’à prétendre qu’En avant, jeunesse ! n’était qu’un remake du Sergent noir. Osons déplacer la référence : le héros du peuple, celui qui est élu pour porter sa voix de par le monde, Ford l’a lui aussi mis en scène avec un autre corps trop grand, celui de Fonda (Henri). Le prophète populaire a chez lui deux visages, celui du jeune juste de Young Mr. Lincoln et celui du condamné, le Tom Joad des Raisins de la colère. Trop grand ou trop sombre pour ses yeux bleus d’enfants, Fonda acquiert dans les deux films une double fonction : il est celui qui marque et remarque à la fois. Irrémédiablement blessé (par un chagrin d’amour et une peine injuste), il se différencie du pays qu’il traverse par son allure et son costume trop voyants, en même temps que ses yeux enregistrent tout : l’injustice populaire puis étatique dont Ford fait son grand sujet. Son visage découpé sur le ciel chargé, Ventura semble reprendre la place, le plan abandonné par Fonda. L’élégance à opposer à la masse.


Un changement cependant, et des plus visibles : à trente cinq ans, Fonda fait le jeune homme ; à cinquante trois ans, Ventura est un vieillard. L’un joue la naissance du mythe, l’autre sa dilution. Là où Ford, pour une fois, individualise le mythe, Pedro Costa s’attache au contraire à le distribuer, à le restituer à toute la « famille » de Ventura. C’est tout le sens du poème et de la chanson que ne cesse de reprendre Ventura : le don d’une mémoire et d’une force (celle de l’immigration, de Desnos, de la révolution). En avant, jeunesse ! renverse non sans audace la construction schématique de Young Mr. Lincoln : il va de l’homme seul à sa « ré-adoption » par la communauté, du contraste expressionniste opposant le héros à son décor au plan le simple, le plus apparemment « neutre ». Ventura et l’enfant sont finalement sur le même plan. A défaut d’un « salut », nous pourrions montrer à Jacques Rancière qu’il y a là un bonheur. Le père réconcilié peut reprendre la position d’assurance : dos allongé, jambes croisés, l’une posée et l’autre plus haute, exactement comme le jeune Lincoln prenant conscience de son destin.


Dans sa Politique des acteurs, Luc Moullet désigne John Wayne et « sa présence discrète, la silhouette parfaitement intégrée dans la tapisserie du film » comme précurseur des interprètes du cinéma moderne. Il semble que Pedro Costa propose un modèle antérieur pour le cinéma contemporain, le premier Fonda de Ford, et lui insuffle un élan nouveau. Ventura prend la main de son fils, le grand héros seul se fait père et grand-père. Il ne s’agit dès lors pas simplement de montrer que derrière l’homme quelconque se cache histoire et mythe, il s’agit de soulever ce mythe et de le porter ostensiblement vers son faîte, vers sa destinée.


M.P

31/12/2007

Langues humaines, langue hawksienne.

A première vue, l’espace hawksien est sans limites. La frontière, c’est le problème de Ford. Howard est l’homme de l’air et se moque bien du tracé des états. Il éprouve sa liberté quand il le veut. Tous ses films le montrent : un homme enfermé dans son milieu a toujours, à un moment ou un autre, l’occasion de prendre ses distances. La caricature de ce schéma aboutira bien entendu au prodigieux Monkey Business, où le savant régresse jusqu’à l’enfance, redevenant même nourrisson. Incapable de parler, il rejoindra son corps et son statut in extremis. Chérie, je me sens rajeunir : quoi de plus effrayant que cette liberté-là ?


C’est The Big Sky, le film précédent, que nous prendrons pour exemple de notre démonstration, pour la bonne et simple raison qu’il aborde le même schéma de front : avant de revenir à leur place, les aventuriers s’éloignent concrètement de leur Amérique, dans le temps et l’espace. Et, fait rare chez H.H., ils se confrontent à des langues inconnues, les écoutent et les craignent, alors que les héros de Hatari ! n’auront que faire de communiquer avec les indigènes. Avant d’éclater, le « génie de Howard Hawks » devait sans doute mesurer ici l’étendue de son pouvoir. Les hommes sont peut-être libres d’être qui ils veulent, mais pas de comprendre tout le monde : on parle au moins trois langues dans La Captive aux yeux clairs. L’anglais, bien sûr, celle des héros, mais aussi le français et une langue indienne, apparemment le Niitsipussin. La présence de bandes Pieds-Noirs près du Missouri semble historiquement attestée, tout comme l’importance de la population française dans la région vers 1830. Si la proximité des langues étonne, c’est plutôt par rapport à l’image habituelle, stéréotypée, du western classique. Sortit dans les salles en 1952, le film laisse pourtant peu de place aux topoy du genre : les deux personnages principaux y travaillent pour une compagnie de commerce, tombent tous deux amoureux d’une indienne, et l’intrigue qui les lie se déploie essentiellement autour d’un bateau. Tout comme ses personnages décident de remonter la rivière jusqu’aux territoires alors inexplorés par « l’homme blanc », Hawks s’attache ici à élargir l’univers du western: l’action commence en 1832, au Kentucky, et finira presque six mois plus tard au nord du Montana, bien loin de l’ouest de la fin du siècle. D’emblée, le cinéaste place son film sous le signe de l’inattendu et de la découverte. Inspiré du roman du même nom d’A. B. Guthrie Jr, le scénario de The Big Sky n’est d’ailleurs qu’une suite de rencontres : entre Jim et le jeune Boone, entre les deux protagonistes et l’oncle Zeb, puis entre l’équipage du bateau et la captive indienne, l’indien Poor Devil, la compagnie concurrente, les Crows et enfin les Pieds-Noirs. La moitié de ces confrontations mettent au moins deux langues différentes en présence, avec, chaque fois, un seul traducteur possible. Obstacle à toutes formes de communications, la langue est un problème d’importance pour ces marchands décidés à faire du troc avec la tribu la plus reculée de ce « pays immense et sauvage ». Le problème parait même insurmontable pour deux aventuriers amoureux comme ici d’une princesse indienne. Dans les rapports d’amitié et de rivalité qui structurent le film, la langue sera l’enjeu de tous les désirs.


La Captive aux yeux clairs
se présente comme un récit de pionniers. Le générique passé, un texte défilant prévient : « Cette histoire est celle des premiers hommes qui explorèrent en bateau le cours du Haut-Missouri […] et ouvrirent ainsi le passage vers le grand Nord-Ouest ». Le film va parcourir trois mille kilomètres en 138 minutes – la version « longue » originale réintègre seize minutes particulièrement admirables, c’est sur elle que nous nous fonderons. Et, pour accentuer ce caractère épique, la voix off d’un narrateur parlant au passé, en anglais, intervient dès le début. Ce conteur pour l’instant inconnu reprend le plus souvent la parole après chaque séquence, relançant régulièrement l’action en même temps que la musique de Dimitri Tiomkin. Ce rythme, calqué sur celui du voyage, exclut pourtant le quotidien de l’expédition. Plus encore que le roman, le film élude tous les jours sans surprises. Dès le premier trajet pour Saint Louis, il confère au contraire à chaque scène un caractère mythologique. Le Jim Deakins qu’interprète Kirk Douglas apparaît comme l’homme qui brave la rivière et c’est en tuant le serpent qui le menaçait que Boone Caudill fait sa connaissance, c’est en dormant à la belle étoile, près d’un feu, que les deux hommes se présentent vraiment. Leur parcours semble d’une telle ampleur que les héros sont déjà dépaysés en arrivant à Saint Louis. Là, c’est la taille de cette « fourmilière » de plus de dix mille habitants qui les étonne et donne aux nouveaux venus l’air d’étrangers. Lorsqu’ils entrent dans le saloon où l’on chante et parle en français, les deux américains ne sont plus ni surpris ni gênés. A tel point qu’ils semblent d’abord comprendre le français : au « vous désirez ? » de la serveuse, Jim répond aussitôt, et en anglais. S’ils ne parlent pas vraiment la langue, les deux partis se comprennent assez bien pour que la traduction ne soit qu’une question de secondes. La familiarité est alors plus une question d’atmosphère que de langue. Ce n’est qu’avec Bourdonnais, le propriétaire du Mandan, le bateau sur lequel ils s’engageront, que le français deviendra indéchiffrable pour les deux héros. Il sera d’ailleurs plusieurs fois désigné comme « le Français ». Et, dès lors, le seul anglophone à le comprendre sera Zeb Calloway, l’oncle de Boone joué par Arthur Hunicutt. A chaque ordre, chaque annonce du capitaine faite dans sa langue d’origine, le vieux trappeur folklorique rapportera ainsi la traduction aux deux amis. Intégrés à l’équipage majoritairement français, ces derniers n’en sont séparés que par un léger retard de compréhension. A partir du moment où quelqu’un est là pour parler l’anglais, que tout le monde est capable de le comprendre et de le balbutier, même avec un fort accent, il ne semble pas y avoir de malentendu possible. Petit à petit, cette voix qui rassemble les hommes des deux langues, qui vient rappeler à Bourdonnais que l’une est plus universelle à bord – « Speak english ! » lui intime t-il quelquefois -, cette voix sereine et expérimentée apparaît comme celle du narrateur. Le spectateur la reconnaît et se fie avec confiance à ses traductions. Plus soucieux de lisibilité que de réalisme, Hawks, aidé de Dudley Nichols, choisit d’ailleurs de limiter les dialogues en français. Tout ce qui est utile à l’action est traduit par Zeb. Les rares phrases accessibles aux seuls francophones sont des exclamations rapides, qui échappent même par moments à leurs auteurs dans le feu de l’action ou du dialogue. « Sacré nom de nom… » prononce par exemple « le Français » avec un fort accent nord américain avant d’être rappelé à l’ordre, d’expliquer sa colère lorsque ses hommes découvrent la présence de la captive indienne. La scène le démontre parfaitement, la barrière de la langue n’est encore qu’une affaire de délai : il ne faut que quelques instants pour rétablir la compréhension et l’égalité entre tous.


Le problème posé par la langue indienne sera tout de suite d’une toute autre ampleur. Lorsque l’Indienne apparaît, personne ne lui parle. Car cette fois seul l’oncle Zeb, on l’apprendra plus tard, parle la langue de l’étranger, celle des Pieds-Noirs. Mais tel n’est pas le plus grand obstacle à la communication. Dès son apparition, au sens littéral du terme, la jeune femme fait en effet l’objet d’un tabou. Elle est celle qu’il ne fallait pas voir, celle qu’il ne faut pas toucher sous peine de mort, celle que l’on ne peut quasiment pas approcher sans être soupçonné d’arrière-pensées. L’interdiction est, là aussi, quasiment d’ordre mythologique. La seule femme à bord est une monnaie d’échange, l’otage qui permettra de traverser le territoire des Pieds-noirs sans danger et d’obtenir des peaux à des conditions avantageuses. Elle la fille d’un chef Pied-Noir, une princesse capturée par les Crows, peuple rival, et qui a pu s’échapper mais est tombée aux mains des Blancs « il y a trois ou quatre ans ». Vivant comme une prisonnière, la jeune fille refuse depuis de parler à quiconque. Au-delà même de la connaissance de la langue et de l’interdit posé à l’équipage, le dialogue est donc soumis à la volonté de la princesse indienne. Contrairement aux marins et aux chasseurs, elle n’occupe pas la même position que ses interlocuteurs. Entre le français, majoritaire à bord, et l’anglais, déjà majoritaire dans la région à l’époque, il ne saurait y avoir de différence autre que culturelle. Sûrs de venir du même pays, les uns comme les autres peuvent cohabiter. Tant que leur propre langue est parlée, francophones et anglophones sont toujours comme chez eux. Se comprendre ne fait que renforcer la cohésion des hommes pour l’expédition commerciale. L’Indienne, au contraire, est isolée à bord du Mandan. Aucun homme de son peuple ne l’accompagne. De princesse, la voilà réduite au statut de prisonnière. Sa nation ayant toujours été hostile aux marchands, elle est comme aux mains de l’ennemi. Et, pour l’équipage, la position paticulière qu’elle occupe en tant qu’otage ne fait que renforcer cette idée. Son refus est motivé par un code d’honneur implicite : si elle cherchait à parler ou à comprendre le français ou l’anglais, elle ne ferait que pactiser avec ses ravisseurs. La question de la langue est pour elle un enjeu moral. Elle la sépare concrètement de ses compagnons de voyage, instaurant une distance volontaire et presque insurmontable : comment se lier à quelqu’un qu’on ne peut absolument pas toucher, dont on ne peut obtenir une parole ? La langue représente ici la démarcation la plus tangible entre les peuples indiens et les « colons ». Le nom même par lequel la jeune femme est désignée, Teal Eye, lui a été donné par le vieux Zeb : s’ils foulent le même territoire, les Indiens et les pionniers restent cantonnés de part et d’autre d’une ligne infranchissable. Tout le problème est de savoir comment cette ligne apparaît.


Une scène inattendue viendra vite répondre à cette question. Alors qu’ils campent près du feu, l’équipage du bateau attend une attaque de la Compagnie, leur principal concurrent. Des hommes placés par le vieux Zeb montent la garde. Dans ce moment de pause, le thème principal du film semblent joués par les hommes de l’équipage, comme s’ils pouvaient pour la première fois prendre en main leur destin, ou du moins en prendre conscience. Aucun heurt sérieux n’ayant pour l’instant entravé le périple du Mandan, les hommes peuvent encore croire l’horizon grand ouvert, imaginer ce Big Sky sur lequel un panoramique ouvrait le film. Déjà, la mélodie était la même ; elle n’était que plus triomphante. Et puis, dans l’attente, un marin se met à jouer et un autre à chanter, remplaçant la composition de Dimitri Tiomkin par une vieille chanson française. Pour la première fois, Jim et Boone découvrent chez leurs compagnons une autre culture, une tradition qu’ils n’avaient pas soupçonnées. « Quand je rêve… » dit la chanson, « Quand je rêve…, j’ai mes lèvres sur tes lèvres »… Émus par ces instants de recueillement, les deux hommes demandent la traduction à leur voisin. « C’est une très vieille chanson » leur répond-il avant de leur en expliquer le sujet. Pour la première fois, les deux hommes ne sont plus seulement des nouveaux venus parmi ces hommes, ils sont de véritables étrangers. Ce qui n’apparaissait pas dans la conversation ou les échanges quotidiens se révèle dans le chant : la langue porte une culture qu’elle délimite, circonscrit pour Hawks, et à laquelle ces non francophones n’ont pas accès. Le montage juxtapose leur regard admiratif et celui du chanteur et des hommes d’équipage que cette chanson « retourne ». Un plan bref nous montre le capitaine ayant du mal à fermer l’œil. Le suivant nous dévoile un marin essuyant une larme. Celui d’après revient sur les deux héros, apparemment distraits et levant les yeux, seuls à remarquer que l’Indienne s’approche du feu. L’enchaînement des visages suffit à comprendre que les deux hommes restent un peu à l’écart de leurs compagnons, qu’ils ne peuvent se recueillir comme eux sur ces mots. Dans sa critique de La Captive aux yeux clairs, Eric Rohmer loue l’étrange précision de cet art. « Je ne connais pas de metteur en scène plus indifférent à la plastique, écrit-il à propos de Hawks, plus banal en son découpage, mais, en revanche, plus sensible au dessin exact du geste, à son exacte durée ». Au regard et à la voix, faudrait-il aussi rajouter. Car cette séquence va confronter par trois fois le jeu des regards inquiets à celui des paroles qui rassurent. Le calme du chant s’installant parmi les hommes, Teal Eye vient en effet saisir un flambeau devant ses deux prétendants et, le temps d’un gros plan, les toiser en soufflant sur sa torche. Un deuxième gros plan, d’à peine deux secondes, montre Boone la toisant à son tour et le regard de Jim passer de l’un à l’autre. La jeune fille s’éloignant, Jim en conclue que le danger est écarté : « J’ai cru qu’elle te le collerait dans la figure » avoue t-il et les deux hommes sourient. Un coup de fusil se fait aussitôt entendre, les hommes vont chercher leurs armes. Un homme dit avoir essayé de viser un indien. L’ensemble de la troupe recule et scrute la forêt. Rien n’est visible dans la nuit. Zeb, à haute voix, prononce quelques mots en indien. Une voix, invisible, lui répond depuis les branchages. Un Indien hilare apparaît et se met à parler devant les hommes méfiants. Jim, comprenant le mot « whysky », se met à rire, et Zeb donne la solution de l’énigme : c’est un Pied-Noir errant, un peu « dérangé ». Le groupe en éveil ne peut se rassurer, s’assembler en rond autour de l’objet présumé de la peur, ici, qu’après avoir nommé le danger dans sa langue. La langue démarque encore les peuples, leur proximité ne fait que révéler ces lignes de partage. L’Indienne vient voir son compatriote, prêt à étancher sa soif avec du whysky, et parle pour la première fois. Elle ne lui dit qu’une phrase, Zeb traduit : « un Pied-Noir ne doit pas boire l’alcool du blanc ». La langue, pour elle, ne sert ainsi qu’à prononcer les interdits culturels, à souligner l’écart entre son monde et celui des hommes qui l’entourent.


Les rapports entretenus avec la captive, mêmes muets, ne peuvent donc qu’être des rapports de rivalité. Un homme étant vite condamné au fouet pour avoir voulu toucher la jeune fille, tous s’en tiendront à une distance respectable. Tous, sauf les deux personnages principaux, aventuriers pour qui la séduction amoureuse n’est qu’un combat de plus en milieu hostile. Les rapports de domination inhérents à la position occupée par la prisonnière exacerbent naturellement les rapports amoureux, que Hawks, c’est un cliché, conçoit d’abord comme conflictuels. Le triangle amoureux le plus évident que le cinéaste ait mis en scène depuis Poings de fer, cœur d’or (1928) n’avoue là aussi ses tensions que par gestes et regards entrecoupés et rapides. Non pas que la langue soit inutile aux relations qui s’instaurent, mais elle sanctionnerait ici une histoire d’amour et une concurrence qu’aucun des trois personnages ne voudrait avouer. La parole est en quelque sorte le but à atteindre. Dans les péripéties qui les unissent, Jim, Boone, Teal Eye et Poor Devil, l’Indien simple d’esprit, ne s’entendront que par des gestes mutuels. En tant que traducteur, Zeb semble par conséquent disposer d’un véritable privilège. Ayant vécu avec les Pieds-Noirs, le vieil homme est le seul interlocuteur de la princesse tant convoitée. Il acquiert ainsi définitivement le statut de guide. C’est lui qui transmet, en niitsipussin, les informations nécessaires à la jeune indienne. Mais c’est aussi lui qui connaît le mieux la région et les différentes nations indiennes qui y vivent. Il est presque au dessus des antagonismes, il semble être de tous les peuples. L’exemple intrigue : annonce t-il une réconciliation possible ? Les langues pourraient-elles cohabiter dans un rapport idéal d’égalité ?


Les quelques jours passés dans la tribu des Pieds-Noirs éclairciront les rôles. Alors que dans le précédent western de Hawks, La Rivière Rouge (1948), l’apparition des Indiens ne se soldait que par une bataille rangée, le récit qui nous occupe différencie deux camps indiens, l’un étant l’allié de la Compagnie, l’autre celui des héros. Le premier, celui des Crows, se fera menaçant puis mènera l’équipage du Mandan à l’affrontement, mais il en va tout autrement du second, celui des Pieds-Noirs. Surgissant eux aussi brusquement sur les bords de la rive, ces derniers se révèlent être des amis et remorquent le Mandan. Le film s’installe alors pendant plus de quinze minutes au campement indien. Le commerce commence. Zeb fait le traducteur. Un plan d’ensemble nous présente la scène. A gauche, assis auprès de sa marchandise, Bourdonnais. Devant lui, à la droite du plan, Zeb est debout, prêt à parler à l’Indien qui se place entre eux pour marchander. Derrière les trois personnages, d’autres Indiens sont disposés en arc de cercle. Un panoramique, plus proche des personnages, vient préciser la forme de l’attroupement. Le trappeur et le capitaine sont bien encerclés, au centre de l’attention comme peuvent l’être les étrangers. Le vieux polyglotte n’est pas traité différemment de ses compatriotes. Il ne sert d’intermédiaire que d’un point de vue commercial. Il traduit ce que demande Bourdonnais par des phrases courtes, sans rien ajouter. Ces peaux « sont les moins chères que tu aies jamais achetées » glisse t-il à son ami, sans bien évidemment le traduire. Il détourne même un peu après les yeux de la scène, comme si son rôle était ailleurs.


La scène suivante le met autrement en scène. Un soir, alors que Teal Eye réapparaît et se présente à eux, Zeb est de nouveau devant ses compagnons. C’est lui qui rappelle les usages et, l’air passif, mène en réalité le jeu. Dans cette séquence de révélation, la princesse vient désigner celui qu’elle a choisi. Elle donne à Deakins un bijou symbole d’abondance et le vieil homme transmet le message : « …she says she loves you… », « …loves you like a brother » reprend-il. La jeune fille les remercie et fait alors un geste, en direction de Boone. Jim et le vieil homme se retournent vers ce dernier, lui faisant comprendre ce que l’on attend de lui sans le formuler : ils ne peuvent faire ce pas à sa place, leur rôle s’arrête là. Le jeune homme rejoint l’Indienne dans sa tente, les groupes sont définitivement dessinés. Zeb et Jim à sa suite mènent les hommes de l’équipage, mais restent parmi eux. Seul Boone peut passer outre l’écran de la traduction. Ne pouvant se faire comprendre de la jeune Pied-Noir, il lui donne son couteau : elle tranche le cordon qui laissait la tente entrouverte. La scène se passe entièrement de paroles ; l’un et l’autre doivent accepter de s’unir avant de parler la même langue. Il la regarde et elle hésite, puis jette le couteau à terre. Une danse s’enchaîne dans la nuit et Zeb en explique la cause à son neveu intrigué : son mariage avec la princesse est célébré. L’action s’est entièrement déroulée en deçà du langage. Le mariage fut « prononcé » sans un mot. Soucieuse de laisser Boone choisir, Teal Eye l’oblige cependant à « payer pour elle », pour qu’il soit libre. Dans la mythologie du pionnier que le film construit, le langage seul permet de conquérir véritablement le territoire idéal. L’aventurier devra donc se décider seul à rester et franchir, en toute connaissance de cause, la barrière de la langue. Incapable de cette dernière audace, il renonce, abandonne la jeune fille pour suivre ses camarades et s’embarque avec eux sur le chemin du retour.


A bord, le jeune homme s’isole et ne parle plus, comme s’il n’était plus chez lui et parlait déjà une autre langue. Peut-être s’est-il déjà décidé, mais il lui faut choisir librement son peuple – Zeb refusera d’ailleurs de lui dire les paroles, de lui raconter l’histoire qui l’aideraient à résoudre son dilemme. C’est la règle chez Hawks : les protagonistes doivent toujours éprouver seuls leur liberté avant de faire un choix, même celui du mariage. Le motif du scalp que transporte Boone, censé être celui de l’Indien qui a tué son frère, dessine une métaphore parfaite de l’idylle entre le jeune homme et Teal Eye. Symbole du racisme dont il fait preuve, ce scalp est ressenti comme un affront par l’Indienne : elle cherche à l’enterrer pour que l’âme de celui à qui il appartient puisse « aller en paix ». Les deux se l’arracheront violemment jusqu’à ce que, dans la dernière séquence du film, Boone décide de le jeter au feu avant d’avouer ses torts et de sceller, ainsi, son amour pour la princesse des Pieds-Noirs. Pour parler la langue, il faut passer de l’autre côté d’une ligne invisible entre les peuples, le jeune homme choisissant alors de repartir dans la tribu indienne. Il faut accepter de franchir une frontière qui ouvre sur un autre monde, et aucun langage commun n’est possible avant ce choix. Même le narrateur, s’il se révèle capable de communiquer avec les Indiens comme avec les Américains, n’a pas l’illusion d’appartenir aux deux peuples. Ayant quitté les Pieds-Noirs, il n’est plus là-bas chez lui mais ne peut non plus se résoudre à s’installer comme les autres trappeurs. Il ne peut quitter définitivement cette région qu’il connaît si bien. S’il l’on peut parler d’un culturalisme dans le cinéma de Hawks, c’est parce que ses héros, même libres, y doivent choisir en définitive leur univers. N’ayant su le faire à temps, le personnage de Zeb Calloway, mentalement apatride, est le symbole d’un échec. Il a choisi de rester voyageur, est condamné à le rester toujours. Les affaires faites, Français et Américains sont pressés de rentrer chez eux. Boone a choisi de rester parmi les Indiens et Jim de repartir, car « rien ne [le] retient ici ». Et Zeb ? Où va-t-on lorsque personne ne nous attend, lui demande Jim ? Le vieil homme répond par un haussement de sourcils…



Par sa nécessité, son étrangeté et parfois son absence, la langue devient l’horizon le plus difficile à atteindre pour les héros de La Captive aux yeux clairs. Elle représente la véritable frontière à laquelle se confrontent ces pionniers, celle qu’ils ne peuvent repousser indéfiniment. Si le français ne pose qu’un problème de références, c’est que le territoire qu’il découvre n’est que culturel, et se superpose ici à celui qu’habitent les américains anglophones. L’Indien recouvre au contraire un monde autre, clos, qui n’existe réellement que pour ceux qui font le choix d’y rester définitivement. Pour les autres, il reste un souvenir ou un mythe, le domaine privilégié du conteur qui, dès lors, ne peut plus être qu’un traducteur. Après s’être aventuré là « où personne n’est jamais allé », Hawks connaîtra l’espace de sa liberté. Il n’essaiera plus de plonger dans l’inconnu mais le gardera à portée de main, comme un jeu dangereux. Tel les héros du safari d’Hatari ! , ou les pilotes de Ligne Rouge 7000, Howard pourra rester au chaud, chez lui, mais jamais loin de la piste où tout se joue.

M.P

28/11/2007

Woody Allen et le bonheur


"Le bonheur est-il éternel ?", telle est peut-être la grande question du cinéma de Woody Allen. Un leitmotiv en apparence modeste traverse toute son oeuvre: un couple naissant flirte à la sortie d'une salle de cinéma. Instant de la vie quotidienne où se cristallise le bonheur fugitif d'un amour bientôt révolu. Moment inséparable de cette petite musique allenienne qui donne à la scène son rythme si particulier, qui l'imprègne d'une douce et entêtante mélancolie. Fragment d'un discours amoureux sur le cinéma, contre-champ du monde réel où plane le spectre des séducteurs d'antan. Jean-Luc Godard disait d'Elena et les hommes de Renoir qu'il était "le film le plus intelligent du monde", parce qu'il proposait au spectateur "le cinéma en même temps que l'explication du cinéma" (Cahiers du cinéma, n°78, Spécial Renoir, décembre 1957) ; chez Woody Allen, l'explication du cinéma a toujours été discours et discussion entre les personnages du récit. Dans les derniers films cependant, les allusions se font plus rares; certes, on trouve encore dans Match Point un rendez-vous galant dans une salle obscure, mais le contre-champ sur l'écran, qui avait fait jadis le succès de La Rose poupre du Caire, n'offre plus un contre-point idéal à la vie ordinaire des héros. Tout se passe comme si le cinéma, avec son cortège de femmes fatales et de belles voitures, était passé dans la vie réele, rendant caduque la frontière entre les deux mondes. Ce cinéma de la distanciation ironique, de l'aparté et du discours est devenu un cinéma d'une froide objectivité, où tout se dit, non plus entre les scènes, mais dans la scène même. C'est à cet égard que l'on a parlé d'une efficacité retrouvée depuis Match Point, succédant au mauvais Mélinda et Mélinda: les lois de la causalité l'emportent toujours sur celles de la théorie.


Le Rêve de Cassandre
est peut-être le grand film de Woody Allen, celui qui nous donne la plus haute idée de ce qu'est son esthétique. Car Woody Allen a une esthétique. La logorrhée verbale du cinéaste nous avait empêchés jusque-là de saisir le fonctionnement intime de ses images: avec Le Rêve de Cassandre, celles-ci deviennent d'une cruelle limpidité. Ce sont des images plates, sans profondeur de champ, accentuant ainsi la superficialité du jeu social; les corps sont raides, attentifs au moindre de leurs gestes et figés dans une posture de théâtre; les visages contre-faits, animés par la lubricité et la jouissance du fric. Mais ce qui frappe plus encore, c'est la régularité obsessionnelle avec laquelle le cinéaste filme toujours les mêmes scènes, les mêmes instants de vie, la vie qui n'est que répétition, la vie qui n'est que banalité: un couple dîne au restaurant, prend l'apéritif en famille ou fête un anniversaire... Les séquences se teintent d'une ironie amère, comme lorsque le personnage incarné par Ewan McGregor prend congé de son frère, sur le point de se suicider, parce qu'il doit assister à une visio-conférence avec deux de ses collègues. La chute finale, montage parallèle des frères morts et des épouses en pleine séance de shopping, est à cet égard d'une cruauté insoupçonnée. Il y a dans cette fin sardonique sur les bords de la Tamise, lorsque la mort des deux frères est annoncée par la rumeur de la ville, quelque chose de Frenzy d'Alfred Hitchcock.


Le Rêve de Cassandre
, ou la fugacité du bonheur selon Woody Allen.

A.M

28/10/2007

Vous souvenez-vous de Twin Peaks ?


En sortant –enfin !- la première saison de Twin Peaks en DVD, les éditeurs du coffret font définitivement rentrer « la plus mythique des séries télé » dans l’Histoire. Et la plupart des revues de cinéma françaises semblent les suivre en saluant, à juste titre, l’apparition de cette pièce extraordinaire dans le catalogue de TF1 VIDEO. Les Cahiers du Cinéma, pour ne citer que la plus considérable des revues considérées, vont jusqu’à lui consacrer quatre doubles pages précédées d’une présentation, rubrique « Cinéma Retrouvé ». L’intention est louable, il est vrai, de même que la volonté remarquable des quatre critiques de poser d’emblée, comme une évidence, la place remarquable qu’occupe « ce pur produit de la télévision » dans la culture cinéphilique. Dès le premier paragraphe de son introduction, Jean-Philippe Tessé l’affirme : « il n’y a nul équivalent télévisuel à Twin Peaks, et pourtant cette anomalie n’aurait pu avoir d’autre nid que celui-là ». Il y a plus de quinze ans de cela, donc, une curiosité a pu naître dans le monde télévisuel. Fait historique, miracle, « incandescence qu’il s’agit de retrouver », d’accueillir comme il se doit dans la filmographie lynchienne : comme un objet à part. « Souvenez-vous », nous intime le même journaliste dès la première phrase. Nous essaierons, cher collègue, c’est promis. Mais toi-même, te souviens-tu vraiment de Twin Peaks ?


Comme vous l’aurez remarqué, l’italique ne vient point ici transfigurer le célèbre nom, lui donner l’aura de la création artistique : il s’agit avant tout de parler de la ville, charmante cité forestière et montagnarde que Cyril Béghin, dans le même dossier, qualifie quelque peu méchamment de « trou perdu ». D’abord, pourquoi Twin Peaks ? Ville du nord-ouest des Etats-Unis, à quelques kilomètres de la frontière canadienne, la cité rêvée par Mark Frost et David Lynch, construite lieu par lieu, vue par vue, tisse un espace qui n’est ni vraiment typique, ni parfaitement extraordinaire. La «
localité » est moins isolée qu’installée, précisément, non loin de la grande route, tout près de la frontière, au bord de la cascade, au pied des montagnes, dont, bien sûr, les deux fameux monts dominants la route par laquelle on arrive. Twin Peaks est une ville limite, le dernier refuge avant l’étranger ou la grande aventure, la Nature. Après Twin Peaks, c’est l’extérieur, la fin de la civilisation. Non pas que nous considérions le Canada comme une terre absolument barbare mais, admettons-le, une fois passé de l’autre côté, les personnages de la série ne sont plus vraiment chez eux. Porte de sortie des Etats-Unis mais porte profondément américaine, ancrée dans son territoire et ses mythes jusqu’à la caricature, notre petite ville est un peu la dernière avancée des pionniers, une ville de chercheurs d’or à l’époque où l’on ne trouve plus rien dans les montagnes. Pour faire fonctionner la scierie, nul besoin d’aller chercher le bois trop loin ou trop haut ; au contraire, il vaut mieux avoir le regard tourné vers les routes désertes qu’arpentent les camions pour relier Twin Peaks au monde contemporain.




Mais cela n’empêche : tout le monde, ici, sait ce qui se cache dans ces forêts. L’épisode 3 le dévoile clairement : d’étranges démons guettent la ville depuis des générations. Il y a quelque chose de maléfique tout autour et les hommes forts de la ville, les Bookhouse Boys, veillent à ce que cet esprit ne s’approche pas trop de Twin Peaks. Le grand mal, comme toujours avec Lynch, c’est la peur, d’abord la peur. Sauf que, cette fois, elle s’abat sur une ville entière. C’est encore différent de ce qui se passe dans le film, hommage que le maître consacrera plus tard, en forme de conclusion lyrique, au seul personnage de Laura Palmer. Ici, tout le monde sait déjà tout : il s’agit de combattre directement les monstres. D’où, certainement, la possibilité de s’y mettre à plusieurs, d’avoir une chaîne de travail ; acteurs ou directeurs parlant plus ou moins de la même chose, pour une fois.


Dans un élan d’inspiration, Tessé perçoit d’ailleurs bien ce qui cloche, dans ce nouveau rapport au mal. La géométrie de Lynch, écrit-il, est tout au plus « faite d’analogies, plus que de contraires ou de négatifs. D’identités de rapport, plus que d’alternances ou d’envers. » Le problème, c’est que l’ « effet miroir » qui saisit nos héros n’est pas pour autant « l’effet whodunit/whodunut : le même, l’un dans l’autre ». Tout cela n’a rien à voir non plus, qu’Hervé Aubron nous pardonne, avec un quelconque « démon de la contrefaçon ». Ni les objets ni les êtres ne sont ambigus ; ils sont prêts à se déchirer, comme de simples feuilles que l'on s'arrache, ce qui n'est pas du tout pareil . Quitte à vivre avec la peur, ils hésitent entre deux réactions: l'apprivoiser ou la repousser, aller voir ce qui se trame dehors en s’enfuyant par la fenêtre, comme Donna, comme Laura avant elle. Le courage lynchien est simplement celui des enfants : d'aller épier, défier les esprits qui règnent à l’extérieur.



La chose paraît simple mais elle l’est, et Lynch l’énonce clairement dans ses entretiens célèbres avec Chris Rodley : c’est ce qu’il y a juste dehors qui menace. La ligne de démarcation a donc un nom : le « truc dedans/dehors ». « Je n’ai encore jamais dit ça, mais pour moi c’est à peu près sur cela que se fondent la vie et le cinéma » avoue le cinéaste. La dialectique est plus simple que prévue – à croire que Les Cahiers ne lisent pas ce qu’ils éditent. Là où Cyril Béghin parle d’ « une succession de lieux déconnectés », nous ne voyons que l’espace du quotidien où l’on s’enferme, se blottit jusqu’à l’aveuglement, pour ne justement pas voir l’espace à grande échelle, « global ou englobant, jamais visible » que décrit le même critique.


Remarquons aussi que nos confrères s’attardent curieusement sur cet autisme des personnages les plus « adultes », qui n’est, dans la série, que le privilége des vaincus. Car la grande histoire que conte Twin Peaks, c’est celle d’une génération qui veut, précisément, voir tout ce que leurs pères ne veulent plus voir, qui ose s’aventurer dans la nuit noire des contes. Autant les plus âgés préfèrent faire leur trafic en intérieur, autant les plus jeunes, étrangement, se sentent presque plus sûrs d’eux lorsqu’il se perdent dans la forêt, tel James et Donna à la fin du pilote. Il serait faux de parler de film générationnel, la quête de nos héros est beaucoup plus vitale que ça : ils ne veulent pas être indépendants ou différents, ils veulent juste sauver leur vie, avant qu’il ne soit trop tard. Quelque chose pèse sur Twin Peaks, mais tout le monde n’est pas désespéré. Au fil de cette première saison, la série s’attache au contraire aux naïfs : Andy, l’assistant du shériff, ou le magnifique Pete, qu’interprète Jack Nance. Elle les défend comme tous ceux qui gardent espoir, depuis Cooper lui-même jusqu’à Ed et Norma, Shelly ou Bobby. La jeunesse de cette époque là n’a que le privilège de savoir plus vite que ses aînés ce qui l’attend. Elle n’attend pas d’avoir « vécu » pour être désespérée. Rebelle sans cause, en quelque sorte, puisque Lynch et Mark Frost avouent avoir pensé à l’Amérique des années 1950. Mais rebelle dans son temps, puisque Twin Peaks, cas unique, est le portrait d’un temps qui n’a pas eu beaucoup voix au chapitre : la décennie 1990, saisie dans son ampleur et sa tristesse dès la toute fin de la décade précédente.




On a beaucoup parlé de parodie, de jeu sur le teen-movie et le soap-opéra, y compris dans les Cahiers, mais tout cela n’a pas tellement de sens. Ce qui est drôle, ce qui est génial dans Twin Peaks, c’est au contraire l’extraordinaire premier degré avec lequel ces formes sont exploitées, investies, comme si elles promettaient beaucoup plus que ce qu’elles sont la plupart du temps. Comme si s'était dessiné, à un moment de conjonction de la télévision, de la jeunesse et du cinéma, l'espoir historique d'une aventure commune.


M.P.

13/09/2007

Last days, de Gus Van Sant: analyse de la séquence liminaire, un carton et sept plans (8'22'').

A l'occasion de la rétrospective à la Cinémathèque Française du 24 octobre au 5 novembre 2007 de l'oeuvre de l'Américain Gus Van Sant , nous souhaitions revenir plus en détail sur son chef-d'oeuvre Last days (2005), incompris lors de sa sortie en salles. A propos des trois derniers films du cinéaste, la critique parla hâtivement de trilogie; mais le cinéaste n'avait pas encore tout dit. Pourtant, s'il y a un désir commun qui gouverne la réalisation de Gerry, Elephant et Last days, c'est bien celui de filmer au plus près le mystère d'une incarnation. En témoigne la première séquence de Last days, exemplaire dans sa capacité à présenter les enjeux esthétiques de l'oeuvre.

Cette analyse se prête naturellement à une progression linéaire: la séquence nous donne à voir une trajectoire du héros à travers ses grandes étapes, ou devrait-on dire stations, de la forêt jusqu'à la maison. L'objet de l'étude tend à montrer comment le film part d' un dispositif cinématographique de type documentaire pour arriver à une fiction incarnée par un protagoniste auquel le spectateur s'identifie.

Attention ! Cet article n'est en aucune façon une lecture symbolique du film.

Plan 1:


Partons du principe que le spectateur n'aie pas la moindre idée de ce qu'il va voir, il y a de quoi être surpris par le premier plan. Le décor naturel, la distance entre la caméra et le sujet filmé et la brutalité avec laquelle l'image se projette sur l'écran contribuent à une saisie de la réalité avec les moyens documentaires d'un film animalier. C'est le socle sur lequel le cinéaste fonde sa dramaturgie, ce sont les racines de la fiction future, à l'image de ces troncs d'arbres et branchages qui viennent saturer l'espace du plan. L'entrée de champ du personnage par le bord droit du cadre souligne le caractère éminemment dramatique de la séquence, la musique triomphale de Clément Janequin annonce alors le retour du héros. C'est que, dans Last days comme dans Gerry (2002), le récit est postérieur aux exploits des personnages: Gus Van Sant souhaite nous montrer comment ça se passe après l'épopée, lorsque le héros fatigué recouvre ses forces au coeur de la terre.

Le cinéaste, dans sa grande délicatesse, se tient à une distance respective de son sujet, nous l'avons déjà dit. Distance, discrétion, tels sont les maîtres mots du chasseur. Pour ne pas effaroucher la proie, celui-ci choisit minutieusement ses angles d'attaque: ainsi du panoramique qui surveille Blake (Michael Pitt).

Plan 2:


A nouveau la caméra reste immobile sur son axe. Le plan est particulièrement insistant (2'20'') : c'est le moment où le cinéaste laisse le personnage venir à lui. Pas question d'un rapprochement trop brusque, le gros plan viendra plus tard, en un somptueux panoramique filé lorsque Blake compose une chanson. Pour l'heure, le personnage évolue libre de ses mouvements. Chacun des plans qui composent la séquence correspond à un angle d'attaque et le montage cut en renouvelle les tentatives. On a souvent parlé de douceur à propos des images d' Elephant ou de Last days, mais on n'a pas vu comme cette douceur était inséparable d'un violent désir de possession physique, non au sens sexuel du terme, mais dans un sens vampirique. GVS s'exprimait justement à ce propos: " Dans mes films [...] c'est comme si je devenais moi-même le personnage, et le public s'identifie à lui de manière différente." et, plus loin " Les personnages que je filme, j'essaie de les regarder jusqu'au moment où je me confond avec eux." ( Cahiers du cinéma, n° 579). Sa conception du cinéma rejoindrait ainsi celle de Murnau, et non celle d'un sensualiste comme Antonioni.

Plan 3:


A la nuit tombée, la caméra peut enfin se rapprocher; je précise tout de suite que je ne fais aucune distinction entre l'oeil de la caméra et celui du cinéaste, pour la simple raison qu'ils me paraissent rigoureusement identiques, et cela depuis Gerry. Donc le cinéaste-vampire se rapproche de sa proie et nous dépeint une scène typiquement vansantienne, excusez le barbarisme. C'est une scène de feu nocturne qui présente généralement un couple d'amis, souvenons-nous de My own private Idaho (1991) et de Gerry; ici Blake n'aura pour seule réponse à son chant que les aboiements lointains d'un chien; solitude contrainte du poète exilé dans la nature, en quête d'une perfection cosmique. On dénote en effet la présence des quatre éléments dans ce plan: le feu, la terre ("Home on the land, where the dear and the antilope run"- "Une maison sur les terres, où courent le daim et l'antilope." chante Blake), l'eau des vêtements essorés, l'air enfin avec la dance des étincelles. L'enjeu de la première séquence du film est d'aboutir à une même prefection qu'au troisième plan, perfection entre le regard porté sur le personnage et son âme.

Plan 4:


La transition cut entre le troisième et le quatrième plan est déroutante, dans le passage brutal entre la nuit et le jour, l'immobilité et le mouvement, le plan serré et le plan d'ensemble. Le cinéaste a-t-il échoué au troisième plan? Non, le processus d'incarnation est en marche, comme le héros. Le quatrième plan établit une véritable rime cinématographique avec le premier plan de la séquence, même échelle du plan, même réseau de branchages et de troncs qui enserrent Blake. La direction pourtant a changé: de droite à gauche, on passe maintenant de gauche à droite. Le tracé est précis, géométrique.

Plan 5:


Voici un angle d'attaque pour le moins familier. Ce travelling-avant sur dos est désormais possible, et celà au prix de plusieurs tentatives d'approche manquées. De Gerry à Last days en passant par Elephant, le style du cinéaste est devenu plus rigoureux, plus pauvre encore, et celà n'a rien de péjoratif. Les lois de causalité l'emportent sur les qualités dites "esthétiques" de l'oeuvre, celles qui naguère faisaient la réputation de GVS, des cercles cannois jusqu'aux salles MK2 fréquentées par les bobos branchés de Paris. Blake donc, pour reprendre une expression de Rimbaud, "roule dans la bonne ornière"; notons que le personnage hésite entre deux routes. Il choisira la plus sûre, celle qui le sépare du monde civilisé. Quoi de plus fort que ce retour à l'existence normale, loin des mirages obsédants de Gerry et des grâces éthérés de la palme cannoise?

Plan 6:


Il y a un va-et-vient incessant dans l'écriture de Gus Van Sant, alternance subtile entre intervention et relâchement, mouvement et observation, distance et rapprochement. Le sixième plan n'échappe pas à la règle: la caméra, fixe sur son axe, opère cependant un panoramique qui découvre une maison très hitchcockienne en contre-plongée.

Plan 7:


Alors le geste s'incarne. Le travelling est plus insistant qu'au plan 5; cette fois-ci, le spectateur prend part aux inquiétudes du personnage, la caméra devient quasi-subjective tant elle épouse son point de vu. Les sons de cloches sont des sons fantasmés: le spectateur pénètre l'intériorité maladive de Blake. L'incarnation est totale, le mystère s'est produit sous nos yeux.

A.M

12/09/2007

INLAND EMPIRE ou la simplicité.



"Il y a plusieurs mondes au même endroit".

David Lynch.


Que dire, que faire ? INLAND EMPIRE est passé et personne ou presque ne l’a vu. Il n’ y eu ni débat, ni discussion. Six mois après sa sortie, on ne parle déjà plus du fameux « dernier Lynch » qui disparaît petit à petit des salles les plus tenaces. Raison de plus, donc, pour l’aborder ici tant qu’il est encore temps, et pour aborder son extraordinaire importance à nos yeux.


Prévenons d’abord les malentendus : INLAND EMPIRE n’est pas réservé aux lynchiens, aux prétendus amateurs de cinéma d’avant-garde. L’entreprise n’a rien d’hallucinatoire. Ce qu’elle brouille, détruit, puis recompose tout au long de ces quelques 162 minutes, ce ne sont pas les êtres et les choses de ce monde, c’est leur perception : l’espace, le temps, les rôles. Les objets ne se transformeront pas en monstres, ils changeront simplement de main, d’emploi. Lorsqu’on entre pour la première fois dans le pavillon où se réfugie l’héroïne, lorsque le film semble basculer, les meubles et les pièces ne se transforment pas. D’ailleurs, on n’est jamais entré ici. Ce que l’on voit n’est pas une maison de rêve, c’est juste la maison d’un autre. Pour Nikki Grace comme pour Sue, le personnage qu’elle interprète, tout commence par cette dépossession. L’inexplicable impression de ne plus savoir où et chez qui elle se trouve alors l’effraie, la déstabilise. Pas à pas, ce regard inquiet change tout. Apparemment irraisonné, un sentiment de peur introduit le doute et détruit les certitudes des deux femmes. Tout ce que le film a d’abstrait, d’étrange, d’impénétrable vient de lui. Et Lynch, au fond, n’en cherche que l’origine et l’issue. Peu importent le style, le sérieux ou la poésie de la quête. INLAND EMPIRE n’est pas un « film de recherche » mais une recherche pure, une recherche du bonheur.


L'origine du mal, d'abord. Le cinéaste tente de l'identifier en retournant sur les lieux parcourus. ou en y repensant, ce qui revient au même. En poursuivant, en allant voir, et en montrant dans chaque recoin de l’imaginaire (celui de Lynch a toujours une topographie précise) tout ce qui semble toucher au cœur de cette peur. Ou, puisqu’il faut l’appeler par le nom qui lui convient le mieux, de ce mal : l’adultère. Seule dans un monde irréel, l’héroïne ne peut plus chercher qu’en elle, dans ce qu’elle et elle seule ici voit, entend, ressent, la source de tous de ses malheurs. La chose semble facile ou amusante à dire. Elle l’est même complètement lorsque Sue se confesse, se livre à une véritable séance d’analyse barbare dans l’improbable bureau d’un petit homme à lunettes. Mais elle s’enfuit avant d’avoir tout dit. Le mal ne s’évacue pas : il faut le voir, l’identifier. Pour Sue, pour la star qui l’incarne comme pour la jeune fille qui les regarde de loin, sur son téléviseur, et qui joue le même rôle auprès du spectateur, il s’agit de s’avouer sa propre trahison, de la regarder en face. C’est une question de perspectives. Quand tout se brouille, il s’agit de revenir à la source de l’ordination du regard: au gros plan.


Comment ? Là est le mystère, la difficulté. Comment s’abandonner, se démaquiller ? Là aussi, la trajectoire de l’héroïne et celle du spectateur se confondent. C’est au même moment que l’on est subjugué, que tout devient possible : lors de cette séquence unique, inimaginable et presque inexplicable de l’agonie sur Hollywood Boulevard, auprès des clochards devisant des bus de la ville et de leurs vacances d’été. Epuisée, condamnée comme la bête que l’on traque, Sue ne peut plus ni parler ni agir. Réduite au rôle de spectatrice de sa propre agonie, elle nous l’offre. Et, plus proche que jamais des visages et des corps, la caméra nous installe, nous fait participer à la veillée mortuaire. Passant d’un regard à l’autre, affrontant l’impassibilité des personnages comme l’apparente absurdité de leur dialogue, chaque plan, chaque raccord se refusera ici à la scène, à une vision d’ensemble. Il s’agit de tout voir, sans a priori.


La caméra se laisse faire, enregistre et suit ce que l’on ne peut que regarder. Cette parole libre et fulgurante se trouve peut être dans le scénario, l’étrangeté de la scène n’est peut être qu’un fruit de l’imagination lynchienne, cela n’y change rien. C’est le plus simplement, le plus naturellement du monde que la femme qui découvre sa blessure tend à Sue la flamme de son briquet, et l’aide à mourir. Ce pourrait être du Ford, du Ray, du Cassavetes si Lynch n’était aussi insistant, aussi sûr d’être au cœur de son film, de son propos. Car, lentement, un travelling arrière nous dévoile des caméras dans le champ, nous révèle l’artifice et en souligne l’importance : désormais, nous en avons fini avec ce personnage, avec le film dans le film, désormais, Sue et Nikki ne se distingueront plus. Leur quête est et restera la même. Le dédoublement n’a jamais été qu’un prétexte pour accepter de se prêter au jeu, comme si l’on jouait un rôle, comme si c’était « pour du faux ».


C’est parce qu’elle n’est plus qu’un fantôme, une ombre, une projection que l’actrice est alors si précieuse, c’est parce qu’elle n’est plus qu’une image fantasmée, désirée qu’elle peut tout voir. Celle qui parle vraiment ne peut se montrer, se regarder. Sa voix est inarticulée, ne laisse échapper que des sons, des cris. Et c’est à partir de cette musique violente et physique, pleine de ruptures et de pauses inexplicables que les images naissent. C’est elle qui secrète le montage et qui déroule le film. Libérée de son thème initial, elle peut maintenant chercher l’expression la plus sincère, la plus simple. Le malheur de Nikki était d'être enfermée dans une image, une image plate et sale de caméra DV. Le génie de Lynch est de transformer sa prison en labyrinthe, de faire circuler cette image par analogie, suivant chaque écran dans l'écran jusqu'à ce que l'image soit devenue cliché. Quand Nikki retrouve son visage monstrueux, elle sait que ce n'est que celui d'une actrice, et peut zapper pour oublier ce mauvais film d'horreur.


Rien de plus à terre à terre que la méthode lynchienne. Le film dans le film n'est pas chez lui ce détour servant à exprimer une réalité, mais un circuit à sens unique par lequel s'évacuent une par une les images. INLAND EMPIRE est presque un cours de mise en scène qui expliquerait, méthodiquement, comment passer d'une image à une autre, d'un monde à l'autre. David Lynch: le cinéaste le plus simple donc le plus précieux du monde.


M.P