13/09/2007

Last days, de Gus Van Sant: analyse de la séquence liminaire, un carton et sept plans (8'22'').

A l'occasion de la rétrospective à la Cinémathèque Française du 24 octobre au 5 novembre 2007 de l'oeuvre de l'Américain Gus Van Sant , nous souhaitions revenir plus en détail sur son chef-d'oeuvre Last days (2005), incompris lors de sa sortie en salles. A propos des trois derniers films du cinéaste, la critique parla hâtivement de trilogie; mais le cinéaste n'avait pas encore tout dit. Pourtant, s'il y a un désir commun qui gouverne la réalisation de Gerry, Elephant et Last days, c'est bien celui de filmer au plus près le mystère d'une incarnation. En témoigne la première séquence de Last days, exemplaire dans sa capacité à présenter les enjeux esthétiques de l'oeuvre.

Cette analyse se prête naturellement à une progression linéaire: la séquence nous donne à voir une trajectoire du héros à travers ses grandes étapes, ou devrait-on dire stations, de la forêt jusqu'à la maison. L'objet de l'étude tend à montrer comment le film part d' un dispositif cinématographique de type documentaire pour arriver à une fiction incarnée par un protagoniste auquel le spectateur s'identifie.

Attention ! Cet article n'est en aucune façon une lecture symbolique du film.

Plan 1:


Partons du principe que le spectateur n'aie pas la moindre idée de ce qu'il va voir, il y a de quoi être surpris par le premier plan. Le décor naturel, la distance entre la caméra et le sujet filmé et la brutalité avec laquelle l'image se projette sur l'écran contribuent à une saisie de la réalité avec les moyens documentaires d'un film animalier. C'est le socle sur lequel le cinéaste fonde sa dramaturgie, ce sont les racines de la fiction future, à l'image de ces troncs d'arbres et branchages qui viennent saturer l'espace du plan. L'entrée de champ du personnage par le bord droit du cadre souligne le caractère éminemment dramatique de la séquence, la musique triomphale de Clément Janequin annonce alors le retour du héros. C'est que, dans Last days comme dans Gerry (2002), le récit est postérieur aux exploits des personnages: Gus Van Sant souhaite nous montrer comment ça se passe après l'épopée, lorsque le héros fatigué recouvre ses forces au coeur de la terre.

Le cinéaste, dans sa grande délicatesse, se tient à une distance respective de son sujet, nous l'avons déjà dit. Distance, discrétion, tels sont les maîtres mots du chasseur. Pour ne pas effaroucher la proie, celui-ci choisit minutieusement ses angles d'attaque: ainsi du panoramique qui surveille Blake (Michael Pitt).

Plan 2:


A nouveau la caméra reste immobile sur son axe. Le plan est particulièrement insistant (2'20'') : c'est le moment où le cinéaste laisse le personnage venir à lui. Pas question d'un rapprochement trop brusque, le gros plan viendra plus tard, en un somptueux panoramique filé lorsque Blake compose une chanson. Pour l'heure, le personnage évolue libre de ses mouvements. Chacun des plans qui composent la séquence correspond à un angle d'attaque et le montage cut en renouvelle les tentatives. On a souvent parlé de douceur à propos des images d' Elephant ou de Last days, mais on n'a pas vu comme cette douceur était inséparable d'un violent désir de possession physique, non au sens sexuel du terme, mais dans un sens vampirique. GVS s'exprimait justement à ce propos: " Dans mes films [...] c'est comme si je devenais moi-même le personnage, et le public s'identifie à lui de manière différente." et, plus loin " Les personnages que je filme, j'essaie de les regarder jusqu'au moment où je me confond avec eux." ( Cahiers du cinéma, n° 579). Sa conception du cinéma rejoindrait ainsi celle de Murnau, et non celle d'un sensualiste comme Antonioni.

Plan 3:


A la nuit tombée, la caméra peut enfin se rapprocher; je précise tout de suite que je ne fais aucune distinction entre l'oeil de la caméra et celui du cinéaste, pour la simple raison qu'ils me paraissent rigoureusement identiques, et cela depuis Gerry. Donc le cinéaste-vampire se rapproche de sa proie et nous dépeint une scène typiquement vansantienne, excusez le barbarisme. C'est une scène de feu nocturne qui présente généralement un couple d'amis, souvenons-nous de My own private Idaho (1991) et de Gerry; ici Blake n'aura pour seule réponse à son chant que les aboiements lointains d'un chien; solitude contrainte du poète exilé dans la nature, en quête d'une perfection cosmique. On dénote en effet la présence des quatre éléments dans ce plan: le feu, la terre ("Home on the land, where the dear and the antilope run"- "Une maison sur les terres, où courent le daim et l'antilope." chante Blake), l'eau des vêtements essorés, l'air enfin avec la dance des étincelles. L'enjeu de la première séquence du film est d'aboutir à une même prefection qu'au troisième plan, perfection entre le regard porté sur le personnage et son âme.

Plan 4:


La transition cut entre le troisième et le quatrième plan est déroutante, dans le passage brutal entre la nuit et le jour, l'immobilité et le mouvement, le plan serré et le plan d'ensemble. Le cinéaste a-t-il échoué au troisième plan? Non, le processus d'incarnation est en marche, comme le héros. Le quatrième plan établit une véritable rime cinématographique avec le premier plan de la séquence, même échelle du plan, même réseau de branchages et de troncs qui enserrent Blake. La direction pourtant a changé: de droite à gauche, on passe maintenant de gauche à droite. Le tracé est précis, géométrique.

Plan 5:


Voici un angle d'attaque pour le moins familier. Ce travelling-avant sur dos est désormais possible, et celà au prix de plusieurs tentatives d'approche manquées. De Gerry à Last days en passant par Elephant, le style du cinéaste est devenu plus rigoureux, plus pauvre encore, et celà n'a rien de péjoratif. Les lois de causalité l'emportent sur les qualités dites "esthétiques" de l'oeuvre, celles qui naguère faisaient la réputation de GVS, des cercles cannois jusqu'aux salles MK2 fréquentées par les bobos branchés de Paris. Blake donc, pour reprendre une expression de Rimbaud, "roule dans la bonne ornière"; notons que le personnage hésite entre deux routes. Il choisira la plus sûre, celle qui le sépare du monde civilisé. Quoi de plus fort que ce retour à l'existence normale, loin des mirages obsédants de Gerry et des grâces éthérés de la palme cannoise?

Plan 6:


Il y a un va-et-vient incessant dans l'écriture de Gus Van Sant, alternance subtile entre intervention et relâchement, mouvement et observation, distance et rapprochement. Le sixième plan n'échappe pas à la règle: la caméra, fixe sur son axe, opère cependant un panoramique qui découvre une maison très hitchcockienne en contre-plongée.

Plan 7:


Alors le geste s'incarne. Le travelling est plus insistant qu'au plan 5; cette fois-ci, le spectateur prend part aux inquiétudes du personnage, la caméra devient quasi-subjective tant elle épouse son point de vu. Les sons de cloches sont des sons fantasmés: le spectateur pénètre l'intériorité maladive de Blake. L'incarnation est totale, le mystère s'est produit sous nos yeux.

A.M