12/09/2007

INLAND EMPIRE ou la simplicité.



"Il y a plusieurs mondes au même endroit".

David Lynch.


Que dire, que faire ? INLAND EMPIRE est passé et personne ou presque ne l’a vu. Il n’ y eu ni débat, ni discussion. Six mois après sa sortie, on ne parle déjà plus du fameux « dernier Lynch » qui disparaît petit à petit des salles les plus tenaces. Raison de plus, donc, pour l’aborder ici tant qu’il est encore temps, et pour aborder son extraordinaire importance à nos yeux.


Prévenons d’abord les malentendus : INLAND EMPIRE n’est pas réservé aux lynchiens, aux prétendus amateurs de cinéma d’avant-garde. L’entreprise n’a rien d’hallucinatoire. Ce qu’elle brouille, détruit, puis recompose tout au long de ces quelques 162 minutes, ce ne sont pas les êtres et les choses de ce monde, c’est leur perception : l’espace, le temps, les rôles. Les objets ne se transformeront pas en monstres, ils changeront simplement de main, d’emploi. Lorsqu’on entre pour la première fois dans le pavillon où se réfugie l’héroïne, lorsque le film semble basculer, les meubles et les pièces ne se transforment pas. D’ailleurs, on n’est jamais entré ici. Ce que l’on voit n’est pas une maison de rêve, c’est juste la maison d’un autre. Pour Nikki Grace comme pour Sue, le personnage qu’elle interprète, tout commence par cette dépossession. L’inexplicable impression de ne plus savoir où et chez qui elle se trouve alors l’effraie, la déstabilise. Pas à pas, ce regard inquiet change tout. Apparemment irraisonné, un sentiment de peur introduit le doute et détruit les certitudes des deux femmes. Tout ce que le film a d’abstrait, d’étrange, d’impénétrable vient de lui. Et Lynch, au fond, n’en cherche que l’origine et l’issue. Peu importent le style, le sérieux ou la poésie de la quête. INLAND EMPIRE n’est pas un « film de recherche » mais une recherche pure, une recherche du bonheur.


L'origine du mal, d'abord. Le cinéaste tente de l'identifier en retournant sur les lieux parcourus. ou en y repensant, ce qui revient au même. En poursuivant, en allant voir, et en montrant dans chaque recoin de l’imaginaire (celui de Lynch a toujours une topographie précise) tout ce qui semble toucher au cœur de cette peur. Ou, puisqu’il faut l’appeler par le nom qui lui convient le mieux, de ce mal : l’adultère. Seule dans un monde irréel, l’héroïne ne peut plus chercher qu’en elle, dans ce qu’elle et elle seule ici voit, entend, ressent, la source de tous de ses malheurs. La chose semble facile ou amusante à dire. Elle l’est même complètement lorsque Sue se confesse, se livre à une véritable séance d’analyse barbare dans l’improbable bureau d’un petit homme à lunettes. Mais elle s’enfuit avant d’avoir tout dit. Le mal ne s’évacue pas : il faut le voir, l’identifier. Pour Sue, pour la star qui l’incarne comme pour la jeune fille qui les regarde de loin, sur son téléviseur, et qui joue le même rôle auprès du spectateur, il s’agit de s’avouer sa propre trahison, de la regarder en face. C’est une question de perspectives. Quand tout se brouille, il s’agit de revenir à la source de l’ordination du regard: au gros plan.


Comment ? Là est le mystère, la difficulté. Comment s’abandonner, se démaquiller ? Là aussi, la trajectoire de l’héroïne et celle du spectateur se confondent. C’est au même moment que l’on est subjugué, que tout devient possible : lors de cette séquence unique, inimaginable et presque inexplicable de l’agonie sur Hollywood Boulevard, auprès des clochards devisant des bus de la ville et de leurs vacances d’été. Epuisée, condamnée comme la bête que l’on traque, Sue ne peut plus ni parler ni agir. Réduite au rôle de spectatrice de sa propre agonie, elle nous l’offre. Et, plus proche que jamais des visages et des corps, la caméra nous installe, nous fait participer à la veillée mortuaire. Passant d’un regard à l’autre, affrontant l’impassibilité des personnages comme l’apparente absurdité de leur dialogue, chaque plan, chaque raccord se refusera ici à la scène, à une vision d’ensemble. Il s’agit de tout voir, sans a priori.


La caméra se laisse faire, enregistre et suit ce que l’on ne peut que regarder. Cette parole libre et fulgurante se trouve peut être dans le scénario, l’étrangeté de la scène n’est peut être qu’un fruit de l’imagination lynchienne, cela n’y change rien. C’est le plus simplement, le plus naturellement du monde que la femme qui découvre sa blessure tend à Sue la flamme de son briquet, et l’aide à mourir. Ce pourrait être du Ford, du Ray, du Cassavetes si Lynch n’était aussi insistant, aussi sûr d’être au cœur de son film, de son propos. Car, lentement, un travelling arrière nous dévoile des caméras dans le champ, nous révèle l’artifice et en souligne l’importance : désormais, nous en avons fini avec ce personnage, avec le film dans le film, désormais, Sue et Nikki ne se distingueront plus. Leur quête est et restera la même. Le dédoublement n’a jamais été qu’un prétexte pour accepter de se prêter au jeu, comme si l’on jouait un rôle, comme si c’était « pour du faux ».


C’est parce qu’elle n’est plus qu’un fantôme, une ombre, une projection que l’actrice est alors si précieuse, c’est parce qu’elle n’est plus qu’une image fantasmée, désirée qu’elle peut tout voir. Celle qui parle vraiment ne peut se montrer, se regarder. Sa voix est inarticulée, ne laisse échapper que des sons, des cris. Et c’est à partir de cette musique violente et physique, pleine de ruptures et de pauses inexplicables que les images naissent. C’est elle qui secrète le montage et qui déroule le film. Libérée de son thème initial, elle peut maintenant chercher l’expression la plus sincère, la plus simple. Le malheur de Nikki était d'être enfermée dans une image, une image plate et sale de caméra DV. Le génie de Lynch est de transformer sa prison en labyrinthe, de faire circuler cette image par analogie, suivant chaque écran dans l'écran jusqu'à ce que l'image soit devenue cliché. Quand Nikki retrouve son visage monstrueux, elle sait que ce n'est que celui d'une actrice, et peut zapper pour oublier ce mauvais film d'horreur.


Rien de plus à terre à terre que la méthode lynchienne. Le film dans le film n'est pas chez lui ce détour servant à exprimer une réalité, mais un circuit à sens unique par lequel s'évacuent une par une les images. INLAND EMPIRE est presque un cours de mise en scène qui expliquerait, méthodiquement, comment passer d'une image à une autre, d'un monde à l'autre. David Lynch: le cinéaste le plus simple donc le plus précieux du monde.


M.P