29/11/2009

Burlesque: le mot est lâché.



à Pierre Dardot


Nous sommes à la deuxième bobine du film. Grégoire Spielmann (Laurent Capelluto), un professeur de philosophie, donne cours à ses élèves de terminale; sur le tableau noir de la classe sont inscrits à la craie blanche les noms de Platon, Socrate et Hegel. La leçon du jour porte sur la célèbre maxime de Socrate: « Connais-toi toi-même »; mais l’enseignant rencontre quelques difficultés à retenir l’attention des lycéens, peu satisfaits par ses explications. On les comprend… Car, au fond, qu’est-ce que le soi ? Quel est l’être que je désigne par mon nom propre? Le prof de philo s’emballe, bredouille, cafouille sous le regard goguenard des élèves. Cette scène en apparence anecdotique renferme toute la vis comica de La Grande Vie, le premier film de l’acteur Emmanuel Salinger: Grégoire est un sage qui n’a pas appris à se connaître. Pour surmonter cette aporie, pour pouvoir enfin affirmer, tel Socrate devant la Pythie de Delphes, « je sais que je ne sais rien », il lui faudra fréquenter un univers étranger aux préceptes de la philosophie et aux rigueurs de l’enseignement secondaire: le show business. Il rencontrera sur sa route deux trois sophistes imbus de leur supériorité (un homme d’affaires faussement philanthrope, un écrivaillon tendance Saint-Germain-des-Prés), et surtout Patrick, un présentateur télé qui doute (Michel Boujenah). Un dialogue entre un sceptique et un néo-platonicien dans le Paris d’aujourd’hui, voilà la proposition excitante que le film formule dans sa première demi-heure.



La comédie est une affaire d’exercice spirituel, cela nous ne le savons que trop bien. Les chef-d’œuvres d’Howard Hawks (Bringing up baby, Ball of fire, Monkey Business) ont toujours eu pour ferment essentiel de leur écriture la confrontation du savoir des « grosses têtes » à l’expérience de quelques filous mal intentionnés. Si j’évoque à dessein le cinéma de Hawks, c’est peut-être parce que je reconnus un soir Emmanuel Salinger à une projection de Boule de feu à la Cinémathèque française il y a quelques années, et qu’il est permis de croire que le jeune cinéaste a trouvé dans ce film un modèle de choix pour sa première réalisation. Mais vous me direz que je m’écarte de mon sujet, et vous auriez raison de me reprocher cette inutile allusion à la vie mondaine de Paris -que les lecteurs m’en excusent, mon côté Serge Toubiana refait irrésistiblement surface-. Car La Grande Vie n’a de hawksien que le propos… Il eut fallu, pour que le film se hisse à la hauteur de son illustre patron, que Salinger prisse quelques soins à mettre en scène l’étonnement philosophique de Patrick devant les préceptes de Grégoire; autrement dit, que cet étonnement constitue le principal sujet du long-métrage. Par étonnement, il faut entendre un processus- donc une écriture, celle-là même qui préside à tout dialogue platonicien- redevable aux règles de la comédie comme à celles de la philosophie. Si la conversion subite de Patrick à la fin du film déconcerte le spectateur, c’est que nous n’avons pas été témoins des étapes de cette conversion: tout se passe au contraire comme si Salinger redoutait le moment de la confrontation philosophique entre les deux personnages et passait immédiatement à autre chose. Il est du reste frappant de constater que les meilleures scènes du film se déroulent toutes dans la salle de classe de Grégoire, soit le lieu même où la parole se libère et se transforme, dans le meilleur des cas, en dialogue.



« Connais-toi toi-même… afin de prendre soin de toi »: voilà ce que conseillait Socrate au jeune Alcibiade. Et sans doute la grande qualité du premier film d’Emmanuel Salinger est-elle d’avoir pris à la lettre le commandement socratique pour en observer le dérèglement inverse: celui qui ne se connaît pas soi-même expose du même coup son corps à tous les dangers. Les exigences du cura sui se portent plus tant sur l’âme du sujet que sur son corps: principe anti-platonicien, mais principe burlesque par excellence. Jean-Louis Schefer ne dit pas autre chose lorsqu’il constate que, dans le scénario burlesque, « le corps est le premier lieu et le premier objet de l’action -c’est même pourquoi celle-ci n’est pas dramatique. L’action dramatique a pour objet des âmes ou des consciences, c’est-à-dire ce qui n’est pas représenté et qui à la fois exige une complexité du scénario et oblige le personnage à détourner toute sa chair d’une action ou lui permet de ne pas en être le simple avatar ». Yann Lardeau: « Le burlesque est né de la mise en scène amusée des sévices opérés par le cinéma au corps de l’acteur, de l’étonnement de ces transformations et de ces mutilations ». Dans La Grande Vie, nous verrons Laurent Capelluto tomber à la renverse de sa chaise, dévaler à plat ventre les escaliers de son lycée, combattre maladroitement des délinquants dans le sous-sol d’un grand immeuble parisien, et se démettre enfin violemment l’épaule après une altercation avec Michel Boujenah: cet acteur-là a du talent. Rien que pour lui, le film vaut la peine d‘être vu. Allez-y donc, si tant est qu’il se joue encore…



A. M.

13/10/2009

Mecs fendards



A qui s’adresse Funny People ? A personne de particulier (=à personne pour les distributeurs français). Non pas qu’il n’y ait matière à rire ou à pleurer ; il y a les deux. Seulement, Funny People n’est ni un drame ni une comédie (bien qu’on y assiste à quelques drames et beaucoup de comédie). Même pas, pour nous français, un univers auquel se raccrocher. Des geeks ? A moitié. Des adultes attardés ? Pas vraiment. La touche Apatow au moins ? Oui, mais reste à la définir. Car Funny People déplace le schéma que la critique mondiale avait plaqué sur les réalisations (et productions, dans un excès de confiance) Apatow.


Dès l’écriture du film, la structure explose en au moins deux endroits. Il ne s’agit plus de voir un geek, un adulte amateur de figurines et/ou de pornos combler son retard devant nous et rentrer soudainement dans la vie normale (en deux films, un mariage et un enfant). Ce personnage n’en est plus qu’un parmi d’autres : à Seth Rogen-Ira Wright, l’archétype qui passe et demeure d’un film à l’autre, s’oppose Adam Sandler-George Simmons, son exact contraire, homme achevé aux ambitions apparemment satisfaites. Et, entre les deux, se rencontre toute une gamme de personnages plus ou moins installés dans un confort précaire : les colocataires, la voisine, l’ancien grand amour de la star… Pire : l’opposition à laquelle faisait mine de croire 40 ans… comme En cloque… se trouve complètement renversée. A l’adolescence prolongée ne s’oppose plus l’âge adulte, aux attardés les normaux ; la petite communauté de Funny People n’imagine d’évolution que dans un sens : de la ville à la scène. Entre le spectacle et le quotidien, la nouvelle ligne de démarcation oppose, ou plutôt juxtapose deux espaces aussi anormaux l’un que l’autre. Funny People est donc un film où tout le monde est marginal, et le couple de bourgeois californiens autant que les autres, lui qui se donne largement en spectacle pour le prouver, depuis le jeu du beurre de cacahuète jusqu’aux scènes d’hystérie finales. C’était déjà la thèse des deux films précédents : qu’est-ce qu’un couple ? Réponse du cinéaste : une alliance improbable. Apatow formule et pousse à bout la logique mise en œuvre avec Freaks and Geeks, à travers l’héritage du teen-movie, des ses types et de sa mythologie : jouer l’anormalité comme la norme, et la normalité comme un mythe. Quand Funny People fait entrer ses comiques dans le quotidien de la famille de Laura, il ne fait que passer des geeks aux freaks, rejetant l’idée même d’un entre-deux. Que la presse ait trouvé conservateur (Le Monde), politiquement embarrassant (Libération) et rance, conformiste, sexiste (Les Cahiers du cinéma : tu quoque !) un film qui dit en substance que la famille américaine est une histoire drôle (« Aucun couple marié n’est heureux, idiot ! ») permet assez de voir qui sont les moralisateurs. Un mot seulement, à ceux qui s’insurgent contre le « familialisme » apatowien: la famille n’est pas une valeur douteuse, c’est l’idée que la famille est une valeur qui est réactionnaire.





A quoi voit-on que quelqu’un n’est pas normal ? D’abord, à sa façon de parler. Un film sur la parole, alors ? En tout cas un « film parlé », pour citer Oliveira. Un film blagué, même, puisque les vannes s’alignent dans un déluge furieux de mots bons et moins bons. Jamais cependant (et c’est peut-être ce qui a tant déplu) ces bavardages ne portent le film vers la légèreté qu’on attendrait d’une comédie : Funny People est un film super grave. Les répliques ne désamorcent pas les scènes (sauf, justement, dans le stand-up), elles les plombent. Surtout, ne pas évacuer la cruauté du film, ne pas atténuer le mot. La rudesse de Funny People est d’abord celle de ses voix. Apatow les travaille comme un matériau brut, se refusant à les harmoniser, appuyant même l’hétérogénéité des dictions jusque dans leur affectation. C’est le gérant du club de comédie singeant le ton d’Ira, le trio cacophonique des colocataires (voir quatuor, car l’on peut compter la voisine), c’est enfin, cette séquence plus effrayante que drôle où la femme se venge de son mari en imitant épouvantablement son accent australien (qui est, déjà, une imitation). Il n’y a pas de voix naturelle, seulement des voix ridicules. D’où vient, dès lors, que l’on ne peut en rire ? Sans doute de ce que chaque réplique, chaque tirade (il faudrait les mots du théâtre pour dire à quel point Funny People est du grand cinéma), chaque grincement semble de trop, aussi gênant et exagéré que les larmes d’Ira pour George dans un restaurant bondé. Disons-le : Funny People est un film expérimental (au sens où Renoir est expérimental). Même les blagues que se font les comiques hors des planches tombent à plat, faute d’écho (rien d’étonnant à ce que ces blagues soient plus lourdes, encore, que dans les précédents Apatow). Admirable scène des résultats d’examen, où les deux compères rient de l’accent du médecin sans parvenir à couvrir son silence, le faisant encore plus sentir et peser. Apatow, systématiquement, laisse les blancs, ces temps pour rire (ou pour rires enregistrés, dans les « shows » sans public de la télévision), veillant à ce que les boutades s’y noient plutôt que de s’y prolonger. Le cinéaste s’est toujours refusé à l’art de la réplique finale (la sitcom), et le Yo, Teach qu’il inclut dans son film donne non sans ironie l’idée de la catastrophe que serait la rencontre des deux univers.


Les héros d’Apatow cherchent un autre rapport au public, un vrai face à face. Au cinéma, on peut faire semblant d’être drôle, mais sur scène beaucoup moins (c’est ce que découvre George Simmons à la faveur d’une maladie providentielle). Le stand-up, c’est son intérêt et sa gloire, est un peu l’école où l’on réapprend à faire rire, donc à se faire aimer. Espace vide, décor neutre, y disparaissent tous les objets qui signalent le personnage et permettent de le reconnaître (Apatow est, aussi, un grand metteur en scène d’objets fétiches : le béret de George, les T-shirts d’Ira ou les affiches, de Merman à Fast Times at Richmond High…) L’acteur doit réapprendre à jouer, et Apatow ne recule pas devant la difficulté. Même hors du club de comédie, des plans si étrangement ouverts et flottants filment autant le vide que les personnages (souvent en amorce, en bord-cadre, perdus au milieu des plans comme dans l’immense villa de l’acteur), aussi inhospitaliers que la salle à chauffer. Il ne s’agit pas de s’affirmer (les personnages de Funny People s’affirment presque un peu trop) mais de trouver un rythme, assez entraînant pour que le public suive mais assez relâché pour qu’il ne soit pas largué (compliment suprême de George à Ira : « Tu chopes un bon rythme »).


Que fait le duo dans le tout dernier plan ? Supergrave, déjà, se finissait dans un centre commercial, mais les deux amis se séparaient non sans s’être d’abord avoué leurs sentiments, alors qu’ils se retrouvent seulement ici, pour écrire. Au couple comique Apatow substitue un couple d’écrivains. Funny People (comme Inglorious Basterds) est un film sur-écrit, même quantitativement. Mais (comme Inglorious…) il fait de cette matière sûre la matrice de son dérèglement. Dans sa durée, le film en construit plusieurs autres (la conversion de Georges par la maladie, la comédie de remariage, l’ascension d’Ira) avant de les démonter un à un. Récits trop mal, trop vite écrits. On ne dit rien de la solitude avec des gros plans et des rengaines mélancoliques. George va, petit à petit, refuser cette petite musique qu’il écoute d’abord (c’est sa « playlist ») et joue (au piano, dans une scène d’acharnement sur soi impressionnante). On dit beaucoup plus avec une blague sur la Wii Fitt, superbe, que nous ne révèlerons pas. Tout comme celle qui achève le film, sur un grand père qui prend du viagra… Une poétique ? Non, simplement le début d’une bonne histoire. Funny People commence.




M. P.

24/02/2009

Nous sommes tous des riches marrants



L.O.L., c'est l'histoire d'une fille de 16 ans, Lola, mais que "tout le monde appelle Lol" (ce sont, en ouverture et en voix off, les premiers mots de l'héroïne). Sauf que, dans le film, tout le monde l'appelle Lola. Passons. L.O.L. étonne pour au moins deux autres raisons:

1) L.O.L. n’est pas lol.
2) L.O.L. est terrifiant.

Inutile cependant d’accabler Liza Azuelos ; Liza Azuelos n’existe pas. Dans le monde de L.O.L. (car L.O.L. crée un monde), il n’y a que les jeunes et les vieux. Liza Azuelos, comme Aristote, définit des catégories. Elle nous apprend (car L.O.L. est didactique) à distinguer deux races. Et la chose est difficile : d’un pur point de vue anthropologique, les comportements des jeunes et des vieux observent dans le film une presque similarité. La différence tient essentiellement à leur motricité : le jeune ne se meut qu’à pied ou se fait conduire ; le vieux, au contraire, se déplace aussi bien en voiture qu’en moto ou en bateau ; le jeune, d’instinct encore grégaire, évolue avec un groupe dont il se sépare le moins possible ; le vieux, quant il sort de la tanière familiale dont il est le maître respecté, demeure dans une solitude contrariée. Le jeune parle aux jeunes mais peu, ou mal, aux vieux. Le vieux essaye de s’adresser au jeune mais n’y parvient pas. Le vieux a été jeune mais il ne l’est plus : Sophie Marceau a fait sa boum mais La Boum, c’était en 1980. Elle doit donc aujourd’hui changer de camp et (attention, idée !) jouer la mère à son tour.


Cela, pourtant, importe peu. Parce que ce qui est bien, avec Sophie Marceau, c’est qu’ado ou adulte, fille ou mère, elle est toujours Sophie Marceau. C'est-à-dire qu’elle évolue et grandit avec nous, comme nous : elle nous ressemble. « Madame Bovary, c’est moi » avouait Flaubert. Liza Azuelos lui répond : « Sophie Marceau, c’est nous ». Et ce nous là est important. L.O.L., film catégoriel, est aussi un film représentatif. Et représentatif parce que catégoriel. Parce quand on parle des jeunes, on parle d’aujourd’hui ; et quand on parle de nos enfants, on parle de nous. L.O.L., disons-le, est non seulement un film « incroyablement actuel » (c’est Marie Sauvion qui le dit, donc c’est vrai), mais un film qui nous parle de nous. Etant entendu, bien sûr, que nous habitons dans le seizième arrondissement, que notre maison est un hôtel particulier, et que nous n’avons d’autre souci (que nous ayons 16 ou 45 ans) que de savoir si, oui ou non, nous allons coucher avec lui (le mec). L.O.L., c’est sa force, est un film représentatif qui ne représente personne. Ou alors quelques uns mais, à la limite, le film ne leur est pas destiné. L.O.L., c’est un film pour les autres, tous ceux qui ne se reconnaissent a priori pas dans ce « nous », et d’abord les jeunes, à qui il s’adresse directement. Or L.O.L. ne dit pas « vous, les jeunes, vous êtes comme nous », mais « regardez nous, nous sommes les mêmes », ce qui est à la fois plus honnête et bien plus terrible. Il faut avoir vu la mère commenter l’épilation pubienne de la fille, les deux couples d’amis s’allumer un joint après le dîner ou, surtout, le père autoritaire (il est ministre) aller au concert de son fils (il est rockeur) et commencer à se dandiner pour savoir ce que c’est, vraiment, qu’un film d’horreur. Car soudain, le cauchemar se précise : un monde où les plus différents d’eux seraient eux, un monde où ils n’existeraient qu’eux, un monde où nous serions tous lol. Mdr ? Non, mort de peur.






M. P.