A qui s’adresse Funny People ? A personne de particulier (=à personne pour les distributeurs français). Non pas qu’il n’y ait matière à rire ou à pleurer ; il y a les deux. Seulement, Funny People n’est ni un drame ni une comédie (bien qu’on y assiste à quelques drames et beaucoup de comédie). Même pas, pour nous français, un univers auquel se raccrocher. Des geeks ? A moitié. Des adultes attardés ? Pas vraiment. La touche Apatow au moins ? Oui, mais reste à la définir. Car Funny People déplace le schéma que la critique mondiale avait plaqué sur les réalisations (et productions, dans un excès de confiance) Apatow.
Dès l’écriture du film, la structure explose en au moins deux endroits. Il ne s’agit plus de voir un geek, un adulte amateur de figurines et/ou de pornos combler son retard devant nous et rentrer soudainement dans la vie normale (en deux films, un mariage et un enfant). Ce personnage n’en est plus qu’un parmi d’autres : à Seth Rogen-Ira Wright, l’archétype qui passe et demeure d’un film à l’autre, s’oppose Adam Sandler-George Simmons, son exact contraire, homme achevé aux ambitions apparemment satisfaites. Et, entre les deux, se rencontre toute une gamme de personnages plus ou moins installés dans un confort précaire : les colocataires, la voisine, l’ancien grand amour de la star… Pire : l’opposition à laquelle faisait mine de croire 40 ans… comme En cloque… se trouve complètement renversée. A l’adolescence prolongée ne s’oppose plus l’âge adulte, aux attardés les normaux ; la petite communauté de Funny People n’imagine d’évolution que dans un sens : de la ville à la scène. Entre le spectacle et le quotidien, la nouvelle ligne de démarcation oppose, ou plutôt juxtapose deux espaces aussi anormaux l’un que l’autre. Funny People est donc un film où tout le monde est marginal, et le couple de bourgeois californiens autant que les autres, lui qui se donne largement en spectacle pour le prouver, depuis le jeu du beurre de cacahuète jusqu’aux scènes d’hystérie finales. C’était déjà la thèse des deux films précédents : qu’est-ce qu’un couple ? Réponse du cinéaste : une alliance improbable. Apatow formule et pousse à bout la logique mise en œuvre avec Freaks and Geeks, à travers l’héritage du teen-movie, des ses types et de sa mythologie : jouer l’anormalité comme la norme, et la normalité comme un mythe. Quand Funny People fait entrer ses comiques dans le quotidien de la famille de Laura, il ne fait que passer des geeks aux freaks, rejetant l’idée même d’un entre-deux. Que la presse ait trouvé conservateur (Le Monde), politiquement embarrassant (Libération) et rance, conformiste, sexiste (Les Cahiers du cinéma : tu quoque !) un film qui dit en substance que la famille américaine est une histoire drôle (« Aucun couple marié n’est heureux, idiot ! ») permet assez de voir qui sont les moralisateurs. Un mot seulement, à ceux qui s’insurgent contre le « familialisme » apatowien: la famille n’est pas une valeur douteuse, c’est l’idée que la famille est une valeur qui est réactionnaire.
A quoi voit-on que quelqu’un n’est pas normal ? D’abord, à sa façon de parler. Un film sur la parole, alors ? En tout cas un « film parlé », pour citer Oliveira. Un film blagué, même, puisque les vannes s’alignent dans un déluge furieux de mots bons et moins bons. Jamais cependant (et c’est peut-être ce qui a tant déplu) ces bavardages ne portent le film vers la légèreté qu’on attendrait d’une comédie : Funny People est un film super grave. Les répliques ne désamorcent pas les scènes (sauf, justement, dans le stand-up), elles les plombent. Surtout, ne pas évacuer la cruauté du film, ne pas atténuer le mot. La rudesse de Funny People est d’abord celle de ses voix. Apatow les travaille comme un matériau brut, se refusant à les harmoniser, appuyant même l’hétérogénéité des dictions jusque dans leur affectation. C’est le gérant du club de comédie singeant le ton d’Ira, le trio cacophonique des colocataires (voir quatuor, car l’on peut compter la voisine), c’est enfin, cette séquence plus effrayante que drôle où la femme se venge de son mari en imitant épouvantablement son accent australien (qui est, déjà, une imitation). Il n’y a pas de voix naturelle, seulement des voix ridicules. D’où vient, dès lors, que l’on ne peut en rire ? Sans doute de ce que chaque réplique, chaque tirade (il faudrait les mots du théâtre pour dire à quel point Funny People est du grand cinéma), chaque grincement semble de trop, aussi gênant et exagéré que les larmes d’Ira pour George dans un restaurant bondé. Disons-le : Funny People est un film expérimental (au sens où Renoir est expérimental). Même les blagues que se font les comiques hors des planches tombent à plat, faute d’écho (rien d’étonnant à ce que ces blagues soient plus lourdes, encore, que dans les précédents Apatow). Admirable scène des résultats d’examen, où les deux compères rient de l’accent du médecin sans parvenir à couvrir son silence, le faisant encore plus sentir et peser. Apatow, systématiquement, laisse les blancs, ces temps pour rire (ou pour rires enregistrés, dans les « shows » sans public de la télévision), veillant à ce que les boutades s’y noient plutôt que de s’y prolonger. Le cinéaste s’est toujours refusé à l’art de la réplique finale (la sitcom), et le Yo, Teach qu’il inclut dans son film donne non sans ironie l’idée de la catastrophe que serait la rencontre des deux univers.
Les héros d’Apatow cherchent un autre rapport au public, un vrai face à face. Au cinéma, on peut faire semblant d’être drôle, mais sur scène beaucoup moins (c’est ce que découvre George Simmons à la faveur d’une maladie providentielle). Le stand-up, c’est son intérêt et sa gloire, est un peu l’école où l’on réapprend à faire rire, donc à se faire aimer. Espace vide, décor neutre, y disparaissent tous les objets qui signalent le personnage et permettent de le reconnaître (Apatow est, aussi, un grand metteur en scène d’objets fétiches : le béret de George, les T-shirts d’Ira ou les affiches, de Merman à Fast Times at Richmond High…) L’acteur doit réapprendre à jouer, et Apatow ne recule pas devant la difficulté. Même hors du club de comédie, des plans si étrangement ouverts et flottants filment autant le vide que les personnages (souvent en amorce, en bord-cadre, perdus au milieu des plans comme dans l’immense villa de l’acteur), aussi inhospitaliers que la salle à chauffer. Il ne s’agit pas de s’affirmer (les personnages de Funny People s’affirment presque un peu trop) mais de trouver un rythme, assez entraînant pour que le public suive mais assez relâché pour qu’il ne soit pas largué (compliment suprême de George à Ira : « Tu chopes un bon rythme »).
Que fait le duo dans le tout dernier plan ? Supergrave, déjà, se finissait dans un centre commercial, mais les deux amis se séparaient non sans s’être d’abord avoué leurs sentiments, alors qu’ils se retrouvent seulement ici, pour écrire. Au couple comique Apatow substitue un couple d’écrivains. Funny People (comme Inglorious Basterds) est un film sur-écrit, même quantitativement. Mais (comme Inglorious…) il fait de cette matière sûre la matrice de son dérèglement. Dans sa durée, le film en construit plusieurs autres (la conversion de Georges par la maladie, la comédie de remariage, l’ascension d’Ira) avant de les démonter un à un. Récits trop mal, trop vite écrits. On ne dit rien de la solitude avec des gros plans et des rengaines mélancoliques. George va, petit à petit, refuser cette petite musique qu’il écoute d’abord (c’est sa « playlist ») et joue (au piano, dans une scène d’acharnement sur soi impressionnante). On dit beaucoup plus avec une blague sur la Wii Fitt, superbe, que nous ne révèlerons pas. Tout comme celle qui achève le film, sur un grand père qui prend du viagra… Une poétique ? Non, simplement le début d’une bonne histoire. Funny People commence.
M. P.