29/02/2008

La masse et l'élégance



En avant, jeunesse ! : derrière les mots que l’on répète comme un mot d’ordre se cache un monument. Voilà deux ans que les contours de Fontainhas font de l’ombre aux films « modernes », pèsent sur le cinéma contemporain. Le mot n’est pas hasardeux : il y a, dans le film de Pedro Costa, une masse dont le poids se ressent sur chacun des habitants du film, d’ailleurs presque tous immobiles, incapables de se déplacer à l’écran. Tous, sauf Ventura. Du bidonville aux nouveaux immeubles, des caves au musée national, le « père » du quartier circule, et déplace le film avec lui.


Courses, visites, stations ; à chaque étape, Ventura se confronte à l’un de ses enfants. Pour toutes ces séquences (ces dialogues, dirait Straub), un ou quelques plans suffisent. De pause en pause, le vieil homme réinstalle une même scène rudimentaire. Il fixe les hommes là où ils sont, dans « leur lieu », celui auquel ils restent attachés même si Ventura les retrouve plusieurs fois (l’agent immobilier et le relogement, la chambre de Wanda…). S’ils en sortent, c’est que le père les entraîne dehors, sur un autre terrain : c’est le mari de Wanda qu’il fait sortir de l’ombre de l’atelier, le gardien de musée qu’il emmène dans le parc, le fils blessé, enfin, qu’il force à se souvenir de son accident.


Film mobile faits de gens immobiles, En avant jeunesse ! raconte l’errance d’un homme sans attache parmi des enfants cloîtrés chez eux. Ventura n’est qu’un vagabond, le cadre est son seul lieu de vie. L’émigration, le départ de sa femme (Clotilde, dont le dernier discours ouvre le film), la destruction du quartier, voilà qui fonde un triple déracinement. Sans pays ni foyer ni maison, Ventura est bel et bien « le nouvel Ulysse » : condamné à voyager sans savoir pourquoi, ni jusqu’à quand. Et sans que personne ne le retienne : le visiteur est en trop chez ses enfants, il les gêne.


S’exprimant sur les ondes du Masque et la Plume à la fin du festival de Cannes 2006, l’éminent Michel Ciment sembla trouver anormal qu’un cinéaste « filme des gens dans des caves ». L’argument n’en est pas un, mais on peut tout de même comprendre le critique à condition d’aller au fond de son idée : ce qui pose problème, ici, c’est que les « caves » soient obscures et que les « gens » soient noirs. Les pauvres ne font aucun effort pour être présentables et présentés. Ils ne sont ni mignons ni effrayants pour le public cannois : ils vivent dans leur propre monde. Noir sur noir, Ventura marque ce monde, il en est la quintessence. Son costume est un témoignage honorifique : le retraité aux cheveux blancs peut porter les couleurs du quartier dont il est le père. Il n’a pas à subir l’humiliation du Slimane de Kechiche, cet autre très beau grand-père d’aujourd’hui forcé de « s’habiller » pour présenter devant les autorités et les spectateurs un dossier joliment mal fait, et dont ils rieront avec bienveillance. L’immigré n’a pas à se faire beau : l’attrait particulier de son visage vient aussi de son déracinement, il tient à une certaine puissance d’évocation. L’élégance de Ventura est, précisément, un étendard : Fontainhas l’a naturellement choisi pour porter l’image de son peuple.





Pedro Costa l’a dit aux Cahiers du Cinéma : inutile de montrer à son acteur vedette des films de John Ford puisque Ventura, tout simplement, « a déjà joué dans tous les films de Ford ». Il a même été jusqu’à prétendre qu’En avant, jeunesse ! n’était qu’un remake du Sergent noir. Osons déplacer la référence : le héros du peuple, celui qui est élu pour porter sa voix de par le monde, Ford l’a lui aussi mis en scène avec un autre corps trop grand, celui de Fonda (Henri). Le prophète populaire a chez lui deux visages, celui du jeune juste de Young Mr. Lincoln et celui du condamné, le Tom Joad des Raisins de la colère. Trop grand ou trop sombre pour ses yeux bleus d’enfants, Fonda acquiert dans les deux films une double fonction : il est celui qui marque et remarque à la fois. Irrémédiablement blessé (par un chagrin d’amour et une peine injuste), il se différencie du pays qu’il traverse par son allure et son costume trop voyants, en même temps que ses yeux enregistrent tout : l’injustice populaire puis étatique dont Ford fait son grand sujet. Son visage découpé sur le ciel chargé, Ventura semble reprendre la place, le plan abandonné par Fonda. L’élégance à opposer à la masse.


Un changement cependant, et des plus visibles : à trente cinq ans, Fonda fait le jeune homme ; à cinquante trois ans, Ventura est un vieillard. L’un joue la naissance du mythe, l’autre sa dilution. Là où Ford, pour une fois, individualise le mythe, Pedro Costa s’attache au contraire à le distribuer, à le restituer à toute la « famille » de Ventura. C’est tout le sens du poème et de la chanson que ne cesse de reprendre Ventura : le don d’une mémoire et d’une force (celle de l’immigration, de Desnos, de la révolution). En avant, jeunesse ! renverse non sans audace la construction schématique de Young Mr. Lincoln : il va de l’homme seul à sa « ré-adoption » par la communauté, du contraste expressionniste opposant le héros à son décor au plan le simple, le plus apparemment « neutre ». Ventura et l’enfant sont finalement sur le même plan. A défaut d’un « salut », nous pourrions montrer à Jacques Rancière qu’il y a là un bonheur. Le père réconcilié peut reprendre la position d’assurance : dos allongé, jambes croisés, l’une posée et l’autre plus haute, exactement comme le jeune Lincoln prenant conscience de son destin.


Dans sa Politique des acteurs, Luc Moullet désigne John Wayne et « sa présence discrète, la silhouette parfaitement intégrée dans la tapisserie du film » comme précurseur des interprètes du cinéma moderne. Il semble que Pedro Costa propose un modèle antérieur pour le cinéma contemporain, le premier Fonda de Ford, et lui insuffle un élan nouveau. Ventura prend la main de son fils, le grand héros seul se fait père et grand-père. Il ne s’agit dès lors pas simplement de montrer que derrière l’homme quelconque se cache histoire et mythe, il s’agit de soulever ce mythe et de le porter ostensiblement vers son faîte, vers sa destinée.


M.P