28/11/2007

Woody Allen et le bonheur


"Le bonheur est-il éternel ?", telle est peut-être la grande question du cinéma de Woody Allen. Un leitmotiv en apparence modeste traverse toute son oeuvre: un couple naissant flirte à la sortie d'une salle de cinéma. Instant de la vie quotidienne où se cristallise le bonheur fugitif d'un amour bientôt révolu. Moment inséparable de cette petite musique allenienne qui donne à la scène son rythme si particulier, qui l'imprègne d'une douce et entêtante mélancolie. Fragment d'un discours amoureux sur le cinéma, contre-champ du monde réel où plane le spectre des séducteurs d'antan. Jean-Luc Godard disait d'Elena et les hommes de Renoir qu'il était "le film le plus intelligent du monde", parce qu'il proposait au spectateur "le cinéma en même temps que l'explication du cinéma" (Cahiers du cinéma, n°78, Spécial Renoir, décembre 1957) ; chez Woody Allen, l'explication du cinéma a toujours été discours et discussion entre les personnages du récit. Dans les derniers films cependant, les allusions se font plus rares; certes, on trouve encore dans Match Point un rendez-vous galant dans une salle obscure, mais le contre-champ sur l'écran, qui avait fait jadis le succès de La Rose poupre du Caire, n'offre plus un contre-point idéal à la vie ordinaire des héros. Tout se passe comme si le cinéma, avec son cortège de femmes fatales et de belles voitures, était passé dans la vie réele, rendant caduque la frontière entre les deux mondes. Ce cinéma de la distanciation ironique, de l'aparté et du discours est devenu un cinéma d'une froide objectivité, où tout se dit, non plus entre les scènes, mais dans la scène même. C'est à cet égard que l'on a parlé d'une efficacité retrouvée depuis Match Point, succédant au mauvais Mélinda et Mélinda: les lois de la causalité l'emportent toujours sur celles de la théorie.


Le Rêve de Cassandre
est peut-être le grand film de Woody Allen, celui qui nous donne la plus haute idée de ce qu'est son esthétique. Car Woody Allen a une esthétique. La logorrhée verbale du cinéaste nous avait empêchés jusque-là de saisir le fonctionnement intime de ses images: avec Le Rêve de Cassandre, celles-ci deviennent d'une cruelle limpidité. Ce sont des images plates, sans profondeur de champ, accentuant ainsi la superficialité du jeu social; les corps sont raides, attentifs au moindre de leurs gestes et figés dans une posture de théâtre; les visages contre-faits, animés par la lubricité et la jouissance du fric. Mais ce qui frappe plus encore, c'est la régularité obsessionnelle avec laquelle le cinéaste filme toujours les mêmes scènes, les mêmes instants de vie, la vie qui n'est que répétition, la vie qui n'est que banalité: un couple dîne au restaurant, prend l'apéritif en famille ou fête un anniversaire... Les séquences se teintent d'une ironie amère, comme lorsque le personnage incarné par Ewan McGregor prend congé de son frère, sur le point de se suicider, parce qu'il doit assister à une visio-conférence avec deux de ses collègues. La chute finale, montage parallèle des frères morts et des épouses en pleine séance de shopping, est à cet égard d'une cruauté insoupçonnée. Il y a dans cette fin sardonique sur les bords de la Tamise, lorsque la mort des deux frères est annoncée par la rumeur de la ville, quelque chose de Frenzy d'Alfred Hitchcock.


Le Rêve de Cassandre
, ou la fugacité du bonheur selon Woody Allen.

A.M