28/10/2007

Vous souvenez-vous de Twin Peaks ?


En sortant –enfin !- la première saison de Twin Peaks en DVD, les éditeurs du coffret font définitivement rentrer « la plus mythique des séries télé » dans l’Histoire. Et la plupart des revues de cinéma françaises semblent les suivre en saluant, à juste titre, l’apparition de cette pièce extraordinaire dans le catalogue de TF1 VIDEO. Les Cahiers du Cinéma, pour ne citer que la plus considérable des revues considérées, vont jusqu’à lui consacrer quatre doubles pages précédées d’une présentation, rubrique « Cinéma Retrouvé ». L’intention est louable, il est vrai, de même que la volonté remarquable des quatre critiques de poser d’emblée, comme une évidence, la place remarquable qu’occupe « ce pur produit de la télévision » dans la culture cinéphilique. Dès le premier paragraphe de son introduction, Jean-Philippe Tessé l’affirme : « il n’y a nul équivalent télévisuel à Twin Peaks, et pourtant cette anomalie n’aurait pu avoir d’autre nid que celui-là ». Il y a plus de quinze ans de cela, donc, une curiosité a pu naître dans le monde télévisuel. Fait historique, miracle, « incandescence qu’il s’agit de retrouver », d’accueillir comme il se doit dans la filmographie lynchienne : comme un objet à part. « Souvenez-vous », nous intime le même journaliste dès la première phrase. Nous essaierons, cher collègue, c’est promis. Mais toi-même, te souviens-tu vraiment de Twin Peaks ?


Comme vous l’aurez remarqué, l’italique ne vient point ici transfigurer le célèbre nom, lui donner l’aura de la création artistique : il s’agit avant tout de parler de la ville, charmante cité forestière et montagnarde que Cyril Béghin, dans le même dossier, qualifie quelque peu méchamment de « trou perdu ». D’abord, pourquoi Twin Peaks ? Ville du nord-ouest des Etats-Unis, à quelques kilomètres de la frontière canadienne, la cité rêvée par Mark Frost et David Lynch, construite lieu par lieu, vue par vue, tisse un espace qui n’est ni vraiment typique, ni parfaitement extraordinaire. La «
localité » est moins isolée qu’installée, précisément, non loin de la grande route, tout près de la frontière, au bord de la cascade, au pied des montagnes, dont, bien sûr, les deux fameux monts dominants la route par laquelle on arrive. Twin Peaks est une ville limite, le dernier refuge avant l’étranger ou la grande aventure, la Nature. Après Twin Peaks, c’est l’extérieur, la fin de la civilisation. Non pas que nous considérions le Canada comme une terre absolument barbare mais, admettons-le, une fois passé de l’autre côté, les personnages de la série ne sont plus vraiment chez eux. Porte de sortie des Etats-Unis mais porte profondément américaine, ancrée dans son territoire et ses mythes jusqu’à la caricature, notre petite ville est un peu la dernière avancée des pionniers, une ville de chercheurs d’or à l’époque où l’on ne trouve plus rien dans les montagnes. Pour faire fonctionner la scierie, nul besoin d’aller chercher le bois trop loin ou trop haut ; au contraire, il vaut mieux avoir le regard tourné vers les routes désertes qu’arpentent les camions pour relier Twin Peaks au monde contemporain.




Mais cela n’empêche : tout le monde, ici, sait ce qui se cache dans ces forêts. L’épisode 3 le dévoile clairement : d’étranges démons guettent la ville depuis des générations. Il y a quelque chose de maléfique tout autour et les hommes forts de la ville, les Bookhouse Boys, veillent à ce que cet esprit ne s’approche pas trop de Twin Peaks. Le grand mal, comme toujours avec Lynch, c’est la peur, d’abord la peur. Sauf que, cette fois, elle s’abat sur une ville entière. C’est encore différent de ce qui se passe dans le film, hommage que le maître consacrera plus tard, en forme de conclusion lyrique, au seul personnage de Laura Palmer. Ici, tout le monde sait déjà tout : il s’agit de combattre directement les monstres. D’où, certainement, la possibilité de s’y mettre à plusieurs, d’avoir une chaîne de travail ; acteurs ou directeurs parlant plus ou moins de la même chose, pour une fois.


Dans un élan d’inspiration, Tessé perçoit d’ailleurs bien ce qui cloche, dans ce nouveau rapport au mal. La géométrie de Lynch, écrit-il, est tout au plus « faite d’analogies, plus que de contraires ou de négatifs. D’identités de rapport, plus que d’alternances ou d’envers. » Le problème, c’est que l’ « effet miroir » qui saisit nos héros n’est pas pour autant « l’effet whodunit/whodunut : le même, l’un dans l’autre ». Tout cela n’a rien à voir non plus, qu’Hervé Aubron nous pardonne, avec un quelconque « démon de la contrefaçon ». Ni les objets ni les êtres ne sont ambigus ; ils sont prêts à se déchirer, comme de simples feuilles que l'on s'arrache, ce qui n'est pas du tout pareil . Quitte à vivre avec la peur, ils hésitent entre deux réactions: l'apprivoiser ou la repousser, aller voir ce qui se trame dehors en s’enfuyant par la fenêtre, comme Donna, comme Laura avant elle. Le courage lynchien est simplement celui des enfants : d'aller épier, défier les esprits qui règnent à l’extérieur.



La chose paraît simple mais elle l’est, et Lynch l’énonce clairement dans ses entretiens célèbres avec Chris Rodley : c’est ce qu’il y a juste dehors qui menace. La ligne de démarcation a donc un nom : le « truc dedans/dehors ». « Je n’ai encore jamais dit ça, mais pour moi c’est à peu près sur cela que se fondent la vie et le cinéma » avoue le cinéaste. La dialectique est plus simple que prévue – à croire que Les Cahiers ne lisent pas ce qu’ils éditent. Là où Cyril Béghin parle d’ « une succession de lieux déconnectés », nous ne voyons que l’espace du quotidien où l’on s’enferme, se blottit jusqu’à l’aveuglement, pour ne justement pas voir l’espace à grande échelle, « global ou englobant, jamais visible » que décrit le même critique.


Remarquons aussi que nos confrères s’attardent curieusement sur cet autisme des personnages les plus « adultes », qui n’est, dans la série, que le privilége des vaincus. Car la grande histoire que conte Twin Peaks, c’est celle d’une génération qui veut, précisément, voir tout ce que leurs pères ne veulent plus voir, qui ose s’aventurer dans la nuit noire des contes. Autant les plus âgés préfèrent faire leur trafic en intérieur, autant les plus jeunes, étrangement, se sentent presque plus sûrs d’eux lorsqu’il se perdent dans la forêt, tel James et Donna à la fin du pilote. Il serait faux de parler de film générationnel, la quête de nos héros est beaucoup plus vitale que ça : ils ne veulent pas être indépendants ou différents, ils veulent juste sauver leur vie, avant qu’il ne soit trop tard. Quelque chose pèse sur Twin Peaks, mais tout le monde n’est pas désespéré. Au fil de cette première saison, la série s’attache au contraire aux naïfs : Andy, l’assistant du shériff, ou le magnifique Pete, qu’interprète Jack Nance. Elle les défend comme tous ceux qui gardent espoir, depuis Cooper lui-même jusqu’à Ed et Norma, Shelly ou Bobby. La jeunesse de cette époque là n’a que le privilège de savoir plus vite que ses aînés ce qui l’attend. Elle n’attend pas d’avoir « vécu » pour être désespérée. Rebelle sans cause, en quelque sorte, puisque Lynch et Mark Frost avouent avoir pensé à l’Amérique des années 1950. Mais rebelle dans son temps, puisque Twin Peaks, cas unique, est le portrait d’un temps qui n’a pas eu beaucoup voix au chapitre : la décennie 1990, saisie dans son ampleur et sa tristesse dès la toute fin de la décade précédente.




On a beaucoup parlé de parodie, de jeu sur le teen-movie et le soap-opéra, y compris dans les Cahiers, mais tout cela n’a pas tellement de sens. Ce qui est drôle, ce qui est génial dans Twin Peaks, c’est au contraire l’extraordinaire premier degré avec lequel ces formes sont exploitées, investies, comme si elles promettaient beaucoup plus que ce qu’elles sont la plupart du temps. Comme si s'était dessiné, à un moment de conjonction de la télévision, de la jeunesse et du cinéma, l'espoir historique d'une aventure commune.


M.P.