28/10/2007

Les Amours d’Astrée et de Céladon (dithyrambe)



Il faudra bien un jour saluer les chefs-d’œuvre en leur temps. Pourquoi ne pas rendre hommage aux vivants ? On ne sait, mais, après tout, il n’y a pas de quoi s’inquiéter : les commentaires les plus ridicules des détracteurs d’aujourd’hui s’effaceront bientôt d’eux-mêmes, et l'oeuvre restera.


Les Amours d’Astrée et de Céladon est pour tout dire un film qui, d’un revers de la main, rend définitivement caducs les poncifs que l’on entend sans cesse sur Rohmer. Ceux qui disent son cinéma théâtral trouvent là une scène bien trop vaste, naturelle et brute pour être travaillée comme les planches. Ceux qui croient toujours qu’un film est littéraire, ampoulé, je ne sais quoi pour peu qu’on y entende des dialogues plus purs que ceux de la « vie courante », ceux-là touchent ici du doigt une forme indéniable de cinéma pur en quelques plans, quelques regards, dès l’introduction. Aucun autre cinéaste vivant ne serait capable de dévoiler ou de lier si vite autant de gestes et de mouvements. Ceux qui reprochent au grand homme de ne savoir « donner du rythme » découvrent un art savant de l’alternance entre l’action, l’incident et la pause, entre l’attente et la rencontre. Mieux : à qui oserait le traiter de réactionnaire, l’artiste de 87 ans oppose une malice, une audace, une morale d’une liberté dont on ne saurait trouver d’équivalent en ce nouveau millénaire. Nous aurions d’ailleurs tort d’être trop solennel en écrivant cet article. Les Amours…est un film que nous admirons sans limites, c’est vrai. Mais c’est d’abord et avant tout un film qui nous réjouit. Pendant la séance même, quelque chose saute aux yeux. Est-ce l’extraordinaire précision des cadres et du montage ? Est-ce, au contraire, la facilité avec laquelle l’intrigue se développe et s’impose à nous ? Les deux, certainement, et beaucoup plus encore. C’est la certitude de chaque forme, l’importance même de chaque accent, l’humour dans les scènes les plus graves et l’humilité souveraine du poète : l’art suprême.


Dans une interview, Rohmer parlait des Amours… comme de son Tombeau Hindou. Comparaison magnifique s’il en est, mais qu’il ne faut pas comprendre à l’envers. Son dernier film n’est pas une somme; c’est plutôt une synthèse, une reformulation de qu’il a toujours voulu dire, un regard jeté sur tout le chemin parcouru. C’est un geste que, semble t-il, seuls peuvent faire les plus grands cinéastes, de Tabou à Va et Vient. Parvenus à un mystérieux degré de voyance, ils semblent alors toucher au point aveugle de l’art, à cet absolu de la mise en scène où tout ce qui tombe dans leurs mains, leurs oreilles ou leur champ trouve naturellement sa place. Insaisissable, leur œuvre peut alors tout montrer. « On peut tout dire par la Comtesse, rien sur elle » écrivait il y a trente-cinq ans notre homme à propos de La Comtesse de Hong-Kong. Nous pourrions à présent lui retourner le compliment : il nous semble très beau, très vrai(©Jackie). L’allusion au diptyque de Lang nous interdit cependant de lui accorder trop hâtivement le privilège des derniers films : elle nous porte à espérer que nous ne parlons pas ici de l’ultime mais juste du dernier film d’Eric Rohmer.


Et puis, en cherchant bien, nous pourrions dire beaucoup de choses. De la manière dont l’artiste s’extrait de toute forme de temps historique, dont il imagine un monde déjà imaginé et fantasmé. De la vie qui rejoint du même coup le jeu, du hasard et du choix dont on saisit plus que jamais la portée. Mais aussi du détachement avec lequel le sage aborde l’existence, des énigmes ou des mystères que demeurent ici les êtres et les choses, de Rohmer et des signes. Nous pourrions parler de la manière dont on triche malgré tout avec les apparences, de cette morale malicieuse. Nous pourrions en conclure que Rohmer est l’un des plus grands modernes, le plus drôle, que son cinéma est le plus difficile à faire, et qu’il n’ennuie que ceux qui ont trop peur pour le suivre. Nous pourrions aussi deviser de l’acteur, des acteurs, de ce spectacle de la vie qui renvoie les « directeurs d’acteurs » à leur amateurisme. Ou de cette dernière séquence, de cette extraordinaire révélation du couple à lui-même, miracle évoquant le final du Rayon Vert, en peut-être plus beau encore.


Oui, disserter sur tout cela serait possible, mais ce serait trop présomptueux. D'ailleurs, ce n'est pas un film qui a besoin que l'on parle pour lui. Aussi nous contenterons nous de saluer l’artiste, l’homme et la foi qu’il porte en son art. Car, plus qu’aucun autre film, Les Amours d’Astrée et de Céladon nous donne des raisons de croire au cinéma.


M.P