Nous avons vu En avant, jeunesse de Pedro Costa et nous pouvons témoigner de sa grandeur. Tel l'enfant dans l'obscurité de la chambre à coucher, nous marchons à tâtons pour ne pas se blesser à l'encoignure du cadre stable et coupant, riche dans ses contrastes de volumes et de lumières. Les précautions à prendre sont grandes, tant le film s'impose par son importance esthétique et politique de premier ordre. On peut tout d'abord avancer qu'il s'agit d'un cinéma de la révélation, proche en cela des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet: l'acte de montrer est au principe d'En avant, jeunesse. Pourtant, il semblerait que le film procède à un renversement des valeurs expressionnistes traditionnelles de l'image; la lumière n'agit plus comme une opposante aux ténèbres, mais au contraire comme une complémentaire, elle intensifie plus encore l'ombre en la revêtant d'un lustre d'or, et fait de chaque gros-plan une véritable enluminure. C'est en ce sens qu'il faut comprendre En avant, jeunesse, comme la complainte du héros loin de sa terre natale: Ventura est le nouvel Ulysse, le Cap-vert est son Ithaque. C'est le second principe d'écriture du film, toujours en étroite relation avec le cinéma des Straub: actualiser le mythe, l'incarner dans la vie quotidienne. Dès lors, ce ne sont plus les hommes d'affaires, les patrons et les rois du pétrole qui sont les maîtres du monde, mais bien les pauvres, les immigrés et les "nègres", ces rats d'égoûts. On comprend maintenant pourquoi l'Etat français n'a pas souhaité distribuer le nouveau film de Pedro Costa dans les salles de cinéma, tant son propos est révolutionnaire. Et ce n'est certainement pas l'arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir qui va arranger la situation.
Alors, En avant jeunesse fait accéder l'être humain à l'immortalité. On se souvient de la scène où Ventura, aidé par l'un de ses fils, se retrouve seul dans un musée; cette scène est intéressante puisqu'elle met en scène le "privilège" du héros: aujourd'hui, la question n'est plus de savoir si la culture doit être gratuite pour tous, puisque les pauvres, sitôt que nous avons le dos tourné, investissent les lieux, et cela sans le désagrément de la foule. Une fois encore, le propos brille par son audace. Mais ce qui nous intéresse encore plus dans cette scène décidément remarquable, c'est la coexistence dans le plan du visage de Ventura et de la statue. Nous sommes véritablement en présence d'un cinéma de l'enregistrement dans lequel chaque fragment de la réalité accède à une dimension supérieure, tel un lampadaire accroché au plafond d'une pièce aux murs blancs, ou encore une bonbonne de gaz. Ces objets, parfois inclus dans un plan plus général, parfois simplement isolés, n'obéissent pas aux contraintes d'un montage "bressonien" qui tâcherait de les relier à l'ensemble par l' entremise d'une main, ni à celles d'un montage métonymique ou symbolique. Non, ce qui frappe dans ce film, c'est que chaque chose, chaque voix, chaque visage sont traités pour eux-mêmes, dans toute leur nudité ontologique. Attention, on trouve cependant dans En avant, jeunesse des exemples de montage métaphorique, comme cette scène où la chute du bandage qui protégeait la tête de Ventura "métaphorise" l'accident du fils en haut du poteau électrique; au plan suivant, celui-ci est déjà à terre. Comment comprendre cette scène, comment en saisir les enjeux, nous ne sommes pour l'instant en mesure d'y répondre. Mais le spectateur a eu l'intuition d'un sens caché, il a perçu dans le montage toute la violence et la poésie d'un raccord, et c'est cela qui fonde le geste cinématographique de Pedro Costa. Alors nous accédons à une "idée" de la pauvreté, où les grandioses perspectives du plan ne sont jamais entravées par les meubles, où les héros souterrains voudraient toucher du doigt le ciel, où tout enfin semble soumis aux lois de l'élévation, de la paix. Telle est la grandeur d'En avant, jeunesse.
A.M