Dans un célèbre article intitulé "Génie de Howard Hawks" (in Cahiers du cinéma, n°23, mai 1953), Jacques Rivette vit en Monkey Business "une fable qui s'applique à conter, avec une logique allègre, une verve méchante, les étapes fatales de l'abêtissement d’intelligences supérieures [...] On reconnaît ici une conception classique de l'homme, qui ne saurait être grand que par acquis et par maturité." Si ces propos brillent encore par leur justesse pénétrante, ils nécessiteraient néanmoins d'être nuancés: d'abord, parce que de Bringing up baby à Monkey Business en passant par Ball of Fire, Hawks n'a cessé de tourner en ridicule les travers des scientifiques, intellectuels et autres encyclopédistes; ensuite, parce que Chérie, je me sens rajeunir s'affirme aujourd'hui comme un film joyeusement régressif. Un fois encore, tout le brio de la mise en scène revient à Cary Grant, qui déploie dans Monkey Business une intelligence et une souplesse de jeu qui n'a d'égal que son interprétation du capitaine Henri Rochard dans I was a male-war bride (1949). Rappelons brièvement l'intrigue du film: le professeur Barnaby Fulton (Cary Grant) est sur le point de découvrir la formule d'un nouvel élixir de jouvence que des industriels veulent s'arracher à prix d'or. Tout irait pour le mieux si le chimpanzé du laboratoire ne venait accélérer les recherches en se mêlant de la préparation et en la vidant dans le distributeur d'eau. Bien décidés à tester les effets de la potion sur eux, Barnaby et son épouse Edwina (Ginger Rogers) retrouvent une nouvelle jeunesse mais voient leur quotient intellectuel diminuer de façon considérable. Cette histoire serait d'une plate banalité si elle n'était incarnée par un acteur qui, au cours de ses précédentes compositions dans Bringing up baby et Arsenic et vieilles dentelles de Frank Capra, n'avait développé une faculté géniale de jouer avec des animaux; son interprétation transforme la pochade en un mime de l'homme en singe et dicte à la mise en scène ses principes inébranlables: tel le chimpanzé que l'on filme au sortir de sa cage, attentif au moindre de ses gestes et à l'incident le plus impondérable, Cary Grant est un corps imprévisible où se jouent mille métamorphoses.
L'Impossible Monsieur Bébé (1938): déjà les mains sur la tête...
Chaque être renferme en lui une animalité qu'il ne souhaite que délivrer, semble nous dire Hawks: dans Monkey Business, l'onomastique porte la trace de ces instincts primaires. Si le prénom de Barnaby évoque plutôt, par le son des consonnes labiales, le babille d'un enfant, son patron, lui, s'appelle Mr Oxly (Charles Coburn), que l'on pourrait traduire en français par "M Vachement"; quant à son rival, joué par Hugh Marlowe, il porte le nom délicat de Entwhistle, sous-entendu "Ant-whistle" (sifflement de fourmis). L'absorption de l'élixir de jouvence entraîne tout à la fois le rajeunissement du cobaye et le déchaînement des ses pulsions animales. La scène où Esther se balance aux lampadaires du laboratoire sous l'oeil médusés des chercheurs est à cet égard la matrice formelle de la mise en scène: celle-ci fonctionne en un champ contrechamp classique où le professeur Fulton observe avec attention le comportement imprévisible de la guenon. Tout se passe comme si c'était l'acteur Cary Grant qui prenait note des attitudes simiesques qu'il développerait dans son jeu par la suite. Grant possédait d'abord une formidable intelligence de jeu, parce qu'il saisissait les intentions cachées d'une interprétation mieux qu'aucun autre acteur. Ce n'est pas le scénario, ni même les indications du metteur en scène qui l'ont guidé sur la voie de la pantomime, mais bien son aptitude à réagir au jeu de l'animal. C'est ce qui fait la seconde force du jeu de Grant dans Monkey Business: sa souplesse. L'anthropologie hawksienne est une anthropologie dynamique qui n'introduit pas une scission radicale entre la vie des pulsions et celle de la raison; au contraire, les pulsions continuent de se manifester dans la vie sociale. Cary Grant est l'incarnation de cette anthropologie. Observons le plan où les quatre chercheurs font chauffer l'élixir: tandis qu'il saisit une fiole sur une étagère à l'arrière-plan, Barnaby réveille une violente douleur à l'épaule; le son guttural qu'il profère alors rappelle curieusement celui du chimpanzé au plan précédent. Ce dynamisme de la composition implique de ne jamais jouer l'effet de la scène, mais bien l'évolution physique et mental du personnage tout au long des scènes qui composent le film. En témoigne la séquence où Barnaby absorbe la potion magique, tout entière construite autour du jeu de bras de l'acteur: les gestes sont en apparence anodins, Grant griffonne des mots sur un papier, enlève ses lunettes, et soudain ses mouvements se font plus amples; la curieuse façon qu'il a de jeter les yeux dans le vide, d'incliner légèrement la tête à droite puis de regarder fixement sa main gauche évoque le comportement d'un animal apeuré par le bruit.
Le jeu de Cary Grant est à la fois imprévisible et totalement professionnel, dans la mesure où il n'excède jamais les limites du cadre que la mise en scène lui impose: rigueur et liberté, tel est peut-être le paradoxe du cinéma de Howard Hawks. La scène où le couple Fulton se retrouve dans le bureau de Mr Oxly illustre avec brio cette contradiction. Un champ contrechamp sépare Cary Grant et la guenon Esther de Ginger Rogers; la position en oblique de Grant, assis sur l'accoudoir de la chaise, installe d'emblée un déséquilibre significatif dans le plan (cette position est du reste une constante du jeu grantien, finement analysé par Luc Moullet dans sa Politique des acteurs, aux éditions des Cahiers du cinéma). L'acteur pousse la pantomime à son paroxysme, puisqu'il répète dans le plan les gestes de l'animal à ses côtés: petits sauts sur place, mains sur la tête en signe d'enthousiasme, démarche voûtée de primate sur la table; tout y passe, pour le plus grand plaisir du spectateur. En regard de cette scène, nous ne saurions être en accord avec la remarque de Rivette: comme Boudu sauvé des eaux de Renoir, Monkey Business est un "film du corps étranger", pour reprendre une expression d'Alain Bergala. Il y a un réel plaisir chez Hawks à voir s'effondrer les valeurs traditionnelles de la société américaine sous les feux conjugués de la bêtise et de la potacherie; Le Sport favori de l'homme, réalisé en 1961 est à cet égard très explicite sur ce désir. Se dessine alors une morale qui porte moins sur les conséquences d'une action que sur l'action elle-même: l'homme hawksien est tout entier pétri d'une énergie vitale que la raison et l'habitude ont jadis étouffé; à lui de la libérer afin d'éprouver à nouveau sa pleine humanité.