23/03/2008

Des bleus et des larmes



Il y avait Renoir (Le Fleuve), Rossellini (India) et Lang (Le Tigre du Bengale, Le Tombeau hindou). Et maintenant il y a Wes Anderson, un nom sur lequel il faudra compter. Arnaud Desplechin, du reste, ne s'y est pas trompé: Un conte de Noël a six ans de retard sur La Famille Tenenbaum... On remercie quand même l'auteur de Rois et reines d'avoir cité ses sources, cette fois-ci.


A bord du Darjeeling Limited
, donc. Un film si beau que sa critique en devient superflue. Car comment dire l'émotion qui nous étreint quand Adrien Brody déchire les billets d'avion sur l'aérodrome de je ne sais quelle contrée du Rajasthan, ou lorsqu'Owen Wilson enlève avec précaution ses bandages et découvre un visage tuméfié, sous le regard compatissant de l'amour fraternel? Dire ce qui est montré, il y a là une contradiction que peu de critiques avaient jusque ici relevé. Il faudrait faire voir les images du chef opérateur Robert Yeoman, de la même façon que Proust nous fait lire la phrase de Flaubert dans sa critique de L'Education sentimentale. On comprendrait alors qu'un ralenti de Wes Anderson est supérieur à celui d'un Wong Kar Waï, que le zoom n'est pas une figure aussi démodée qu'on veut bien le croire, et qu'un panoramique, lorsqu'il sert à cadrer et non simplement à tourner sur son axe comme une toupie en équilibre sur sa pointe, surpasse en beauté et en grâce l'exécution des plus virtuoses arabesques.


Mais au fond, la technique, on s'en fout. Ce qui importe, ce sont les bleus sur les fesses de Nathalie Portman dans l'Hôtel Chevalier; ce sont les larmes d'Adrien Brody et Owen Wilson après que le benjamin, pour mettre un terme à leur dispute, les asperge de gaz lacrymogène; c'est enfin l'étreinte bouleversante de Barbet Shroeder et des trois frères devant le garage Luftwafe Automotive, recadrée dans un travelling pudique. Pourquoi un tel mépris de l'artifice dans un film à la stylisation exacerbée? Parce que, de Rushmore au Darjeeling Limited, le cinéaste abandonne le gag pour une plus grande souplesse du récit; les innombrables inventaires des précédentes réalisations (souvenons-nous du fétichisme de La Vie aquatique, soucieuse de nous faire visiter les pièces du Belafonte, ou des résumés burlesques de La Famille Tenenbaum sur fond de musique pop) qui naguère encombraient la fiction d'attractions aussi amusantes que vaines, ont laissé la place à une véritable mise en scène du geste et de la parole. La rigueur du découpage, l'abandon de la pose et des effets faciles si fréquent dans le cinéma contemporain, n'est-pas ce que nous remarquions déjà dans Paranoid park, le dernier film de Gus Van Sant?


Mais il y a une leçon plus profonde encore que nous enseigne A bord du Darjeeling Limited. Cette leçon, je dirais qu'elle s'adresse moins au cinéphile qu'à l'homme derrière chaque spectateur. Roberto Rossellini, un autre amoureux de l'Inde, mettait en garde ses contemporains devant le désenchantement quelque peu complaisant du cinématographe, et formulait l'injonction suivante: "Il faut que l'homme reprenne possession de l'homme". Et sans doute faut-il voir dans le dernier film d'Anderson un trajet rossellinien, de la sombre myopie des fiers occidentaux, jusqu'à la sérénité retrouvée devant le spectacle de la mort. Sauf qu'à la fin, ce n'est plus le plan de grue de Voyage en Italie, l'élévation mystique devant le miracle de San Gennaro, mais le ralenti chronophotographique des trois frères prenant le train en marche, au son de Powerman des Kinks. Alors, on comprend le véritable sujet du film, c'est-à-dire sa représentation: le dandysme.


L'élégance est la marque du génie de Wes Anderson.


A.M