23/03/2008

De la fadeur considérée dans ses rapports esthétiques avec le cinématographe.




"Si on a chacun un milk-shake...mais moi avec une paille, ma paille traverse la pièce et boit ton milk-shake. Je bois ton milk-shake." Daniel à Elie.

Contre toute attente, There will be blood fut une heureuse surprise. J'oserais même affirmer qu'il s'agit là du plus moderne des films hollywoodiens de ces années 2000. Mais j'oublierais Le Nouveau Monde. Et Zodiac, de Fincher. Non, décidément, il se passe quelque chose dans le cinéma américain. Mais quoi? Je ne sais pas, peut-être l'aveu sincère d'un échec de la part des réalisateurs (je dis bien réalisateurs, et non cinéastes, dimension idéaliste de ces jeunes formalistes qui se rêvent pionniers de la civilisation de l'image). Prenez le dernier Malick (plus tout jeune, lui): toute la pompe wagnérienne, tout le faste de l'épopée conquérante, le decorum Disneyland attraction Pocahontas, tout cela, dis-je, et l'absence cruelle du montage qui viendrait souffler le vent du lyrisme sur les innombrables plans de nature. On peut dire que ça s'est passé comme ça: Malick était parti faire une romance de pacotille, avec personnages, décors et figurants à la carte, et soudain il préfère filmer les oiseaux et les cimes des arbres, il préfère saisir une lumière, il préfère observer les indiens et les rites. Le Nouveau Monde, c'est un film de Jean Rouch avec un budget de trente millions de dollars.


Quel rapport entre Le Nouveau Monde et There will be blood? On pourrait dire de Paul Thomas Anderson, comme de Terence Malick, que l'ambition dépasse souvent la réalisation du projet. Qu'y avait-il dans les films de ses aînés, les idoles du Nouvel Hollywood? Une critique politique et sociale (De Palma, Lumet, Pollack), un mince vernis de satire (Altman, son maître), une dimension mythique (Coppola, toujours), j'en passe et des moins bons... Dans There will be blood, exit le socialisme du roman d'Upton Sinclair, exit aussi toute considération morale sur l'ascension irrésistible du magnat (la patte Scorsese, à coup sûr): reste le mystère d'un corps, un acteur impressionnant qui viendrait dicter au long-métrage son écriture. There will be blood est le portrait d'un homme.


Tel est "l'échec" de Paul Thomas Anderson, ce singulier échec qui fait en définitive la qualité première de l'oeuvre: jouer la petite histoire contre la Grande, l'intimisme contre la fresque. Comme Le Nouveau Monde. Comme Zodiac. On lui a donné de l'argent, on lui a donné un désert pour construire un village, on lui a donné les paysages de l'âge classique: résultat, il filme son acteur en plan serré. Bien sûr, j'exagère; il y a aussi des travellings sinueux et des plans-séquences audacieux, des plongées qui symbolisent l'écrasement et des contre-plongées qui symbolisent le grandissement, histoire de satisfaire les partisans du langage cinématographique. Mais là n'est pas l'essentiel du drame; non, ce qui se joue au détour de chaque plan, c'est la fadeur. Fadeur du récit, celui d'un homme sans rival, un orphelin moustachu et taciturne; fadeur du plan, format trop large pour une si petite aventure; fadeur du décor, puisqu'enfin tout se passe sous la terre. Mais il arrive aussi que cette fadeur soutienne le film plutôt qu'elle ne le desserve. Il faut admirer la fin du film, lorsque Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis) se débarrasse du prédicateur dans la salle de bowling, scène drôle et acerbe où se cristallise toute l'audace de son auteur, tiraillé entre sublime et grotesque. Le concerto pour violon de Brahms en même temps qu'une discussion métaphorique sur le milk-shake.


There will be blood nous apprend en définitive qu'il y a dans l'échec, dans le ratage même d'un film, une vérité du cinéma qui vaut toutes les réussites. Pour l'heure, nous ne pouvons que reprendre la critique de Montparnasse 19 de Becker par Jean-Luc Godard: "tout séduit dans ce film déplaisant. Tout sonne juste dans ce film archi-faux. Tout s'éclaire dans ce film obscur. Car celui qui saute dans le vide n'a plus de comptes à rendre à ceux qui le regardent." (Cahiers du cinéma, n° 83, mai 1958). Humilité de P.T.A.


A.M