29/04/2008

Baie de Somme, année zéro

Un lieu : la baie de Somme. Trois personnages, trois archétypes : la jeune fille, le voyou, le flic. Une histoire simple, schématique : le voyou est suivie par la jeune fille qui est suivie par le flic. Le Premier venu développe un exercice. Tout se passe comme si Doillon avait d’abord fait travailler ses acteurs comme des élèves, suivant des types (de personnages, de situations), et avait finalement décidé de faire de ses essais la matière même de son film. Il n’y a là aucune démission : c’est délibérément et ostensiblement que le cinéaste retourne aux origines, à un cinéma d’essais (d’acteurs) et de recréation (d’une intrigue). À Rossellini.




On peut éprouver quelque gêne à citer ici et aujourd’hui une référence aussi imposante et « datée ». Qu’y a-t-il en effet de « rossellinien » chez Doillon ? Disons, d’abord, la simplicité. Simplicité de la technique, de la méthode, et du projet. Des acteurs presque neufs se croisent dans une petite ville et une grande baie, que Doillon trouve en Picardie. L’histoire est aussi peu crédible que possible, mais cela importe peu : c’est la matière (corps, décors, et objets) qui est naturelle, la situation n’est là que pour lui donner l’occasion de se révéler. Que le prétendu picard ait un accent parisien ne compte pas, l’essentiel est qu’il ne parle pas comme la jeune fille jouant la parisienne. Tout est affaire de rapports : quand deux acteurs se parlent, ici, ce sont deux mondes qui se rencontrent. Doillon n’oblige pas ses acteurs à jouer tout de suite ensemble, il les présente, comme deux amis communs, jusqu’à ce que se recrée dans le plan une nouvelle relation, un espace aux contours élargis, redéfinis.


Le Premier venu ne copie pas le Rossellini de Païsa, il le parodie. Alors que le cinéma de studio (y compris en Italie) combinait tous les artifices pour donner à une reconstitution l’air de naturel, le geste de Rossellini fut aussi de réunir des matériaux naturels et de les agencer de manière à ce qu’un lieu préexistant se reconstitue autrement, devant nos yeux. La part du rêve n’était le décalage entre un décor réel et son imitation, elle gagna toute la conception du monde induite dans la vision d’un seul espace réel, connu et déterminé (il faudrait, à partir de là, théoriser l’âge du cinéma moderne comme celui d’une nouvelle conception du décor). Problème : même si le rêve est infiniment plus vaste, il ne se voit pas à l’écran. D’où la fragilité de ce cinéma.


Fragilité d’autant plus grande, ici, que Doillon ne peut prendre le contexte ou l’actualité pour argument. En 2008, aucune guerre, aucun bouleversement historique ne vient au secours de la fiction française. Les deux « mondes » (de la ville et de la baie) n’ont aucune raison de se rencontrer. D’où l’apparente bâtardise du film, et surtout l’arbitraire de son point de départ.


Le Premier Venu
commence par un choix fou, incompréhensible : un jeune fille suit son violeur de Paris en Picardie, décidée à rester avec lui coûte que coûte. Le film raconte cette filature et ses bifurcations, que l’héroïne seule peut choisir d’arrêter. Ce n’est plus le choix moral et existentiel de Rossellini qui va donc permettre de clore le film mais une décision volontaire, « pratique ». Ici, on ne choisit que celui qui ne vous choisit pas (ou au moment où il ne vous choisit pas) : le rôle de l’intrus (que l’actrice assume jusqu’à l’insupportable) est de rajouter un terme à l’équation pour qu’elle se résolve en happy end de téléfilm. Une fois éprouvé l’ampleur de leur liberté, les amants en cavale se scindent pour aller former deux couples sages qui partent chacun de leur côté. Ce qui compte, c’est qu’entre-temps les deux héros aient confronté leur monde à ce désert aux promesses décevantes. Le Premier Venu est, lui aussi, un film plein de vide mais qui ose le montrer, ce qui est déjà courageux.


M.P.