16/09/2007

Bilan(s) provisoire(s).

Pour le cinéphile amateur d’actualités, d’informations et de prévisions en tout genre, la présence ici de quelques films déjà sortis des salles a certainement de quoi décevoir. Qu’il nous en excuse et prenne son parti, cette rentrée ne fait pas exception et nous procéderons tant que nous le pourrons de la sorte. Pour savoir où nous en sommes, il faudra bien se retourner et regarder autour de soi. Aucune de nos livraisons mensuelles ne s'efforcera donc d'être en phase. Notre priorité va au dialogue: dès le mois prochain, vos questions et nos réponses feront l'objet d'une nouvelle section: "DEBATTRE". En s'affranchissant au maximum des contraintes du "direct" et du "nouveau", nous essaierons humblement de construire bout par bout le cinéma de notre temps et pas, comme dit l’autre, de préparer l’avenir des générations futures. Il leur appartiendra. Nous avons déjà fort à faire avec ce que nous avons aimé ces derniers mois et ces dernières années, et notre cinéma passe avant tout.

M.P

15/09/2007

En avant, jeunesse, de Pedro Costa

Nous avons vu En avant, jeunesse de Pedro Costa et nous pouvons témoigner de sa grandeur. Tel l'enfant dans l'obscurité de la chambre à coucher, nous marchons à tâtons pour ne pas se blesser à l'encoignure du cadre stable et coupant, riche dans ses contrastes de volumes et de lumières. Les précautions à prendre sont grandes, tant le film s'impose par son importance esthétique et politique de premier ordre. On peut tout d'abord avancer qu'il s'agit d'un cinéma de la révélation, proche en cela des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet: l'acte de montrer est au principe d'En avant, jeunesse. Pourtant, il semblerait que le film procède à un renversement des valeurs expressionnistes traditionnelles de l'image; la lumière n'agit plus comme une opposante aux ténèbres, mais au contraire comme une complémentaire, elle intensifie plus encore l'ombre en la revêtant d'un lustre d'or, et fait de chaque gros-plan une véritable enluminure. C'est en ce sens qu'il faut comprendre En avant, jeunesse, comme la complainte du héros loin de sa terre natale: Ventura est le nouvel Ulysse, le Cap-vert est son Ithaque. C'est le second principe d'écriture du film, toujours en étroite relation avec le cinéma des Straub: actualiser le mythe, l'incarner dans la vie quotidienne. Dès lors, ce ne sont plus les hommes d'affaires, les patrons et les rois du pétrole qui sont les maîtres du monde, mais bien les pauvres, les immigrés et les "nègres", ces rats d'égoûts. On comprend maintenant pourquoi l'Etat français n'a pas souhaité distribuer le nouveau film de Pedro Costa dans les salles de cinéma, tant son propos est révolutionnaire. Et ce n'est certainement pas l'arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir qui va arranger la situation.


Alors, En avant jeunesse fait accéder l'être humain à l'immortalité. On se souvient de la scène où Ventura, aidé par l'un de ses fils, se retrouve seul dans un musée; cette scène est intéressante puisqu'elle met en scène le "privilège" du héros: aujourd'hui, la question n'est plus de savoir si la culture doit être gratuite pour tous, puisque les pauvres, sitôt que nous avons le dos tourné, investissent les lieux, et cela sans le désagrément de la foule. Une fois encore, le propos brille par son audace. Mais ce qui nous intéresse encore plus dans cette scène décidément remarquable, c'est la coexistence dans le plan du visage de Ventura et de la statue. Nous sommes véritablement en présence d'un cinéma de l'enregistrement dans lequel chaque fragment de la réalité accède à une dimension supérieure, tel un lampadaire accroché au plafond d'une pièce aux murs blancs, ou encore une bonbonne de gaz. Ces objets, parfois inclus dans un plan plus général, parfois simplement isolés, n'obéissent pas aux contraintes d'un montage "bressonien" qui tâcherait de les relier à l'ensemble par l' entremise d'une main, ni à celles d'un montage métonymique ou symbolique. Non, ce qui frappe dans ce film, c'est que chaque chose, chaque voix, chaque visage sont traités pour eux-mêmes, dans toute leur nudité ontologique. Attention, on trouve cependant dans En avant, jeunesse des exemples de montage métaphorique, comme cette scène où la chute du bandage qui protégeait la tête de Ventura "métaphorise" l'accident du fils en haut du poteau électrique; au plan suivant, celui-ci est déjà à terre. Comment comprendre cette scène, comment en saisir les enjeux, nous ne sommes pour l'instant en mesure d'y répondre. Mais le spectateur a eu l'intuition d'un sens caché, il a perçu dans le montage toute la violence et la poésie d'un raccord, et c'est cela qui fonde le geste cinématographique de Pedro Costa. Alors nous accédons à une "idée" de la pauvreté, où les grandioses perspectives du plan ne sont jamais entravées par les meubles, où les
héros souterrains voudraient toucher du doigt le ciel, où tout enfin semble soumis aux lois de l'élévation, de la paix. Telle est la grandeur d'En avant, jeunesse.


A.M

14/09/2007

De l'énergie !

Pour Erich Von Stroheim et Guillaume Denis.


Nous n’aimons plus le cinéma. Nous y allons comme par devoir et nous sommes presque toujours déçus. Il n’y a pas si longtemps encore, une sortie était un bonheur, une séance était un mystère et un film, une promesse. Il était attendu, guetté, rêvé, et nous l’aimions d’avance. Nous en sortions surpris, choqués, heureux et même remplis de joie. Aujourd’hui, nous ne sortons de la salle qu’avec une vague impression de dégoût. Des communions « populaires » aux créations d’artistes, nous ne trouvons jamais qu’immondice, laideur ou vanité. Et dans ce marasme internationalement partagé, le cinéma français n’a que le mérite et la chance de réussir à nous faire honte. Godard parti, Straub exilé et Rozier ignoré, le temps des cahiers d’or est loin. Et ces noms là ne font plus vendre. Lorsque Danièle Huillet mourut, le 9 octobre dernier, personne n’en parla donc vraiment. Une partie de la presse spécialisée en fit état et le ministère de la culture envoya, pour l’occasion, un communiqué de presse de quatre phrases qu’aucun média n’a même voulu relayer. C’est tout, et c’est déjà beaucoup dire. Qui faut-il accuser ? Le public et sa volonté stupide, acharnée, de ne voir aucun film qui sorte de l’ordre du « normal » ? Oui, bien sûr, mais pas seulement. Un film qui ne sort que dans deux salles en France ne sera jamais un succès. Est-ce la faute aux distributeurs, aux producteurs, aux centres d’aides et de soutien au cinéma qui refusèrent toujours de financer les Straub ? Oui, c’est sûr, mais pas seulement. Aucun média, aucune organisation médiatique dépassant le cadre des initiés ne va couvrir un film signé Straub et Huillet. Même la critique refuse le plus souvent de faire écho à ce qu’on appelle, paraît-il, un « film sauvage ». Personne ne s’élève contre l’avis général, personne ne réfute les accusations stupides, personne n’attaque tous ceux qui oeuvrent pour réduire et enfermer le couple dans ce qu’il faut bien appeler l’anonymat. Pour eux comme pour tout le cinéma, c’est l’acceptation sans complexe qui domine désormais. On nous dit que la richesse du cinéma est dans sa diversité et l’on fait taire les cinéastes les plus originaux. On prétend que le cinéma est en progrès perpétuel, qu’il coure vers l’avenir et l’on nie l’existence même de ceux qui font le présent. Il ne s’agit même pas ici de critique ou de cinéphilie, il s’agit d’engagement. Par mollesse ou par facilité, personne ne s’engage plus. Irions-nous, d’ailleurs, exiger l’engagement d’un critique ou d’un homme si toutes ses convictions s’arrêtent à son film de la semaine ? Certainement pas. Il faut d’abord que nous retrouvions, nous même, tout ce que nous avons perdu. Il nous faut de l’envie, du goût et de la force d’affirmation. Il nous faut la rigueur, la grandeur et l’humour. Il nous faut être honnêtes, radicaux mais magnanimes. Il nous faut retrouver, en bref, quelque chose de très simple et de fondamental : de l’énergie !

Zodiac, de David Fincher

Riche, ample et long, Zodiac pourrait être un film complexe et foisonnant. Sa grandeur est pourtant dans sa simplicité. Humble, David Fincher s’en tient aux faits réels, aux résultats de l’enquête. En somme, Zodiac conte moins l’histoire du « tueur du Zodiac » que celle de sa recherche, de sa traque. Jamais le spectateur n’en saura plus que ce qu’il en est vraiment. Jamais le cinéaste ne désignera de coupables. Tout ce qu’il nous donne, c’est une probabilité. Vingt-deux ans après, il y a 8 chances sur 10 pour que l’on ait identifié le tueur de 1969, aucune certitude. L’enquête est close, précise le cinéaste. On ne pourra donc définitivement pas mettre un visage sur l’assassin sans prendre un peu de recul. Ou sans se retourner…


Comme tous les autres films de Fincher, Zodiac est, en effet, un film paranoïaque. Le tueur peut être partout : dans les caves, dans la nuit, dans le noir ou même derrière les arbres et juste derrière soi. Mais il peut être aussi n’importe qui, derrière n’importe quel visage. Lorsque notre boy-scout se rend au magasin où travaille son suspect principal, il veut se convaincre que la poursuite est finie, que sa quête a trouvé son terme. Le champ veut trouver son contrechamp. En un instant, il le saisit puis le quitte : les regards se croisent, intrigués. Peut-être cet homme rustre, lourd et presque décevant est-il derrière tout ça, derrière chaque plan. Est-ce possible ? L’enquêteur et le cinéaste posent ici la question : l’énigme entière se résume t-elle à cette clé ? Est-ce l’homme qui, dès le début, engloba San Francisco du regard ? Est-ce lui qui l’observe de loin, comme une maquette ?
Non, cette vue pleine, entière et souveraine n’est pas la sienne. En l’adoptant, Fincher n’adopte pas le point de vue du tueur mais le point de vue du mythe. Il contemple nos héros, les attire, et eux le cherchent. Cette quête impossible, insensée, parcourt leur existence et la trace malgré eux. Le cinéaste la suit le plus simplement possible; il lui sacrifie la logique du quotidien comme celle du film d’enquête. Le Zodiac qu’il nous montre ressemble à ses messages codés : illisible et attirant, il s’adresse à tous sans être l’œuvre de personne- la graphologie, la science ou la raison le prouvent. Il est moins un tueur qu’une pure projection de l’imaginaire collectif.


Le vrai sujet de Zodiac ne se cache donc derrière personne. Il est là, partout, dans la succession des suspects, des enquêteurs qui tentent d’approcher le mythe. Dans celle des voitures et des tenues qui cherchent à le ressusciter. Le sujet de Zodiac est dans ses transitions, ses coupes, ses ellipses et ses sauts incessants. Dans tout ce qu’évoque, simplement, une chanson de Donovan. Film actuel et désarmant, honnête au point de montrer tout et rien que ce qu’il peut, fait de mystère et d’intuition, il n’a pas à se soucier du passé, des erreurs ou des échecs de David Fincher. Zodiac est l’œuvre d’un auteur parvenant à la maîtrise de son art.

M.P

13/09/2007

2007, une chronique cannoise.

Faute de temps, nous ne pouvons rendre compte que de trois films présentés en sélection officielle, Import Export de Ulrich Seidl, Paranoid Park de Gus Van Sant et Death Proof de Quentin Tarantino. Parce que ces trois films sont aussi différents qu'inégaux, il nous faut procéder au cas par cas sans perspective de synthèse (comment le pourrions-nous ?). L'actualité nous invite précisément à entreprendre cette démarche, tant sont nombreux les films qui sortent au cinéma simultanément, ou en différé, à leur projection sur la croisette: ainsi le spectateur a-t-il pu découvrir en salle Zodiac de David Fincher, Les chansons d'amour de Christophe Honoré, Le Scaphandre et le papillon de Julian Schnabel et Tehilim de Raphaël Nadjari, quatre films de la prestigieuse sélection officielle. Quelle place alors pour le chroniqueur ou le critique de cinéma? Par un heureux coup du sort, les films de Seidl et Van Sant ne sont pas encore programmés dans nos salles ; la parole critique devient alors prophétique...


Import Export


D'entrée de jeu, le ton est donné: des plans autonomes, comme des vignettes, composent le tableau impressionniste d'un pays abandonné de Dieu, en proie aux neiges infernales de l'Ukraine; une jeune femme, infirmière et blonde, erre dans un monde désolé, en quête d'argent et, peut-être, d'un mari...Les séquences d'un jeune viennois, d'abord vigile dans une grande surface, puis chômeur minable et surendetté, répondent comme un contrepoint à cette existence sordide; le montage parallèle tisse un lien d'espoir entre les deux humanités: Olga, partie pour l'Autriche à la recherche d'un travail, fera-t-elle la rencontre de Paul, âme esseulé au ban de la société? Attention, chez Seidl, pas de place au sentimentalisme. Import Export est en réalité une allégorie de la mondialisation, l'instantané d'un monde où les lois capitalistes transforment l'être humain en véritable marchandise. Si le propos est fort honnête, le film lui ne convainc pas; osons le dire, il est même complètement raté. C'est à croire que le cinéaste hésite encore entre le documentaire et la fiction, comme si cette hésitation n'était pas au coeur du cinéma mondial depuis plus de cinquante ans. C'est donc bien le mal qu'il faut diagnostiquer dans le cinéma contemporain: les réalisateurs ne vont plus au cinéma ! Passons à autre chose, nom de Dieu !


Paranoid Park



Pour le cinéphile amoureux des derniers films de Gus Van Sant, il y avait quelque appréhension à ne pas retrouver, lorsque s'éteignaient les lumières de la salle, le format 1/1.33 caractéristique de la photographie d'Elephant et de Last days, si beau, si pur, si concentré. Mais on se souvient aussi des premiers longs-métrages du cinéaste, ces fictions hétérogènes, ces charmes métissés et insaisissables, et tout vansantien convaincu sait que le plaisir naît de l'impondérable et de l'inattendu. S'il fallait ériger cette dernière remarque en maxime, Paranoid Park pourrait bien faire figure de nouveau chef-d'oeuvre dans la filmographie du maître de Portland. Non qu'il soit parfait; en cela les compositions d'Elephant et de Last days, voire même de Gerry, sont autrement plus vertigineuses. Mais il semble que le dernier film de Gus Van Sant nous dise quelque chose de plus profond encore sur l'art, la vie et l'homme. On pourrait même déclarer qu'il lui fallait passer par l'ascèse formelle de Last days pour pouvoir retrouver les pouvoirs de ses premiers films, mais décuplés, renouvelés. Son montage a repris de sa vigueur, les durées sont moins soulignées, moins systématiques, le cadrage de ses plans nous apparaît plus instinctif, plus souverain; on y trouve même un incroyable plan de grue, impensable dans le système des précédents longs-métrages. C'est un film qui nous fait étrangement penser au Godard des années 80, où chaque scène n'excédait pas un découpage de trois plans; comme dans Soigne ta droite (1987), il semble que le cinéaste aime à régénérer ses forces dans l'observation d'une jeunesse explosive; les Rita Mitsoukos laissent ici la place à une bande de skateurs impériaux, filmés comme la Horde Sauvage de Sam Peckinpah. Paranoid Park est un merveilleux film, un film nonchalant et optimiste qui tranche avec la gravité de Last Days. Certains lui reprochent déjà de ne pas se renouveler : honte à vous, hommes de peu de bonne foi !


Death Proof- Boulevard de la mort


Ainsi donc Tarantino est un cinéaste prolétaire, selon les mots de Pierre Rissient. C'est donc qu'on se moque du peuple, qu'on le méprise et qu'on le rabaisse. Passons sur la puérilité du propos, constante chez le réalisateur de Kill Bill; ce qui nous choque, c'est d'avantage la paresse du récit, sa complaisance pour une parole du vide et de la vulgarité, l'obsession du réalisateur (puisque tel est le métier de Tarantino) à faire comme dans les années 70, lorsque ses goûts musicaux et cinématographiques ne révèlent de la glorieuse décennie que l'aspect le plus pauvre et le plus mercantile. Notons pour finir que ce film durait près de 40 minutes et qu'il a été gonflé de plusieurs séquences "dialoguées" pour atteindre la durée "standard" d'un long-métrage de 2 heures et 7 minutes ! Un film répugnant de bêtise autoproclamée.

A.M

Last days, de Gus Van Sant: analyse de la séquence liminaire, un carton et sept plans (8'22'').

A l'occasion de la rétrospective à la Cinémathèque Française du 24 octobre au 5 novembre 2007 de l'oeuvre de l'Américain Gus Van Sant , nous souhaitions revenir plus en détail sur son chef-d'oeuvre Last days (2005), incompris lors de sa sortie en salles. A propos des trois derniers films du cinéaste, la critique parla hâtivement de trilogie; mais le cinéaste n'avait pas encore tout dit. Pourtant, s'il y a un désir commun qui gouverne la réalisation de Gerry, Elephant et Last days, c'est bien celui de filmer au plus près le mystère d'une incarnation. En témoigne la première séquence de Last days, exemplaire dans sa capacité à présenter les enjeux esthétiques de l'oeuvre.

Cette analyse se prête naturellement à une progression linéaire: la séquence nous donne à voir une trajectoire du héros à travers ses grandes étapes, ou devrait-on dire stations, de la forêt jusqu'à la maison. L'objet de l'étude tend à montrer comment le film part d' un dispositif cinématographique de type documentaire pour arriver à une fiction incarnée par un protagoniste auquel le spectateur s'identifie.

Attention ! Cet article n'est en aucune façon une lecture symbolique du film.

Plan 1:


Partons du principe que le spectateur n'aie pas la moindre idée de ce qu'il va voir, il y a de quoi être surpris par le premier plan. Le décor naturel, la distance entre la caméra et le sujet filmé et la brutalité avec laquelle l'image se projette sur l'écran contribuent à une saisie de la réalité avec les moyens documentaires d'un film animalier. C'est le socle sur lequel le cinéaste fonde sa dramaturgie, ce sont les racines de la fiction future, à l'image de ces troncs d'arbres et branchages qui viennent saturer l'espace du plan. L'entrée de champ du personnage par le bord droit du cadre souligne le caractère éminemment dramatique de la séquence, la musique triomphale de Clément Janequin annonce alors le retour du héros. C'est que, dans Last days comme dans Gerry (2002), le récit est postérieur aux exploits des personnages: Gus Van Sant souhaite nous montrer comment ça se passe après l'épopée, lorsque le héros fatigué recouvre ses forces au coeur de la terre.

Le cinéaste, dans sa grande délicatesse, se tient à une distance respective de son sujet, nous l'avons déjà dit. Distance, discrétion, tels sont les maîtres mots du chasseur. Pour ne pas effaroucher la proie, celui-ci choisit minutieusement ses angles d'attaque: ainsi du panoramique qui surveille Blake (Michael Pitt).

Plan 2:


A nouveau la caméra reste immobile sur son axe. Le plan est particulièrement insistant (2'20'') : c'est le moment où le cinéaste laisse le personnage venir à lui. Pas question d'un rapprochement trop brusque, le gros plan viendra plus tard, en un somptueux panoramique filé lorsque Blake compose une chanson. Pour l'heure, le personnage évolue libre de ses mouvements. Chacun des plans qui composent la séquence correspond à un angle d'attaque et le montage cut en renouvelle les tentatives. On a souvent parlé de douceur à propos des images d' Elephant ou de Last days, mais on n'a pas vu comme cette douceur était inséparable d'un violent désir de possession physique, non au sens sexuel du terme, mais dans un sens vampirique. GVS s'exprimait justement à ce propos: " Dans mes films [...] c'est comme si je devenais moi-même le personnage, et le public s'identifie à lui de manière différente." et, plus loin " Les personnages que je filme, j'essaie de les regarder jusqu'au moment où je me confond avec eux." ( Cahiers du cinéma, n° 579). Sa conception du cinéma rejoindrait ainsi celle de Murnau, et non celle d'un sensualiste comme Antonioni.

Plan 3:


A la nuit tombée, la caméra peut enfin se rapprocher; je précise tout de suite que je ne fais aucune distinction entre l'oeil de la caméra et celui du cinéaste, pour la simple raison qu'ils me paraissent rigoureusement identiques, et cela depuis Gerry. Donc le cinéaste-vampire se rapproche de sa proie et nous dépeint une scène typiquement vansantienne, excusez le barbarisme. C'est une scène de feu nocturne qui présente généralement un couple d'amis, souvenons-nous de My own private Idaho (1991) et de Gerry; ici Blake n'aura pour seule réponse à son chant que les aboiements lointains d'un chien; solitude contrainte du poète exilé dans la nature, en quête d'une perfection cosmique. On dénote en effet la présence des quatre éléments dans ce plan: le feu, la terre ("Home on the land, where the dear and the antilope run"- "Une maison sur les terres, où courent le daim et l'antilope." chante Blake), l'eau des vêtements essorés, l'air enfin avec la dance des étincelles. L'enjeu de la première séquence du film est d'aboutir à une même prefection qu'au troisième plan, perfection entre le regard porté sur le personnage et son âme.

Plan 4:


La transition cut entre le troisième et le quatrième plan est déroutante, dans le passage brutal entre la nuit et le jour, l'immobilité et le mouvement, le plan serré et le plan d'ensemble. Le cinéaste a-t-il échoué au troisième plan? Non, le processus d'incarnation est en marche, comme le héros. Le quatrième plan établit une véritable rime cinématographique avec le premier plan de la séquence, même échelle du plan, même réseau de branchages et de troncs qui enserrent Blake. La direction pourtant a changé: de droite à gauche, on passe maintenant de gauche à droite. Le tracé est précis, géométrique.

Plan 5:


Voici un angle d'attaque pour le moins familier. Ce travelling-avant sur dos est désormais possible, et celà au prix de plusieurs tentatives d'approche manquées. De Gerry à Last days en passant par Elephant, le style du cinéaste est devenu plus rigoureux, plus pauvre encore, et celà n'a rien de péjoratif. Les lois de causalité l'emportent sur les qualités dites "esthétiques" de l'oeuvre, celles qui naguère faisaient la réputation de GVS, des cercles cannois jusqu'aux salles MK2 fréquentées par les bobos branchés de Paris. Blake donc, pour reprendre une expression de Rimbaud, "roule dans la bonne ornière"; notons que le personnage hésite entre deux routes. Il choisira la plus sûre, celle qui le sépare du monde civilisé. Quoi de plus fort que ce retour à l'existence normale, loin des mirages obsédants de Gerry et des grâces éthérés de la palme cannoise?

Plan 6:


Il y a un va-et-vient incessant dans l'écriture de Gus Van Sant, alternance subtile entre intervention et relâchement, mouvement et observation, distance et rapprochement. Le sixième plan n'échappe pas à la règle: la caméra, fixe sur son axe, opère cependant un panoramique qui découvre une maison très hitchcockienne en contre-plongée.

Plan 7:


Alors le geste s'incarne. Le travelling est plus insistant qu'au plan 5; cette fois-ci, le spectateur prend part aux inquiétudes du personnage, la caméra devient quasi-subjective tant elle épouse son point de vu. Les sons de cloches sont des sons fantasmés: le spectateur pénètre l'intériorité maladive de Blake. L'incarnation est totale, le mystère s'est produit sous nos yeux.

A.M

12/09/2007

INLAND EMPIRE ou la simplicité.



"Il y a plusieurs mondes au même endroit".

David Lynch.


Que dire, que faire ? INLAND EMPIRE est passé et personne ou presque ne l’a vu. Il n’ y eu ni débat, ni discussion. Six mois après sa sortie, on ne parle déjà plus du fameux « dernier Lynch » qui disparaît petit à petit des salles les plus tenaces. Raison de plus, donc, pour l’aborder ici tant qu’il est encore temps, et pour aborder son extraordinaire importance à nos yeux.


Prévenons d’abord les malentendus : INLAND EMPIRE n’est pas réservé aux lynchiens, aux prétendus amateurs de cinéma d’avant-garde. L’entreprise n’a rien d’hallucinatoire. Ce qu’elle brouille, détruit, puis recompose tout au long de ces quelques 162 minutes, ce ne sont pas les êtres et les choses de ce monde, c’est leur perception : l’espace, le temps, les rôles. Les objets ne se transformeront pas en monstres, ils changeront simplement de main, d’emploi. Lorsqu’on entre pour la première fois dans le pavillon où se réfugie l’héroïne, lorsque le film semble basculer, les meubles et les pièces ne se transforment pas. D’ailleurs, on n’est jamais entré ici. Ce que l’on voit n’est pas une maison de rêve, c’est juste la maison d’un autre. Pour Nikki Grace comme pour Sue, le personnage qu’elle interprète, tout commence par cette dépossession. L’inexplicable impression de ne plus savoir où et chez qui elle se trouve alors l’effraie, la déstabilise. Pas à pas, ce regard inquiet change tout. Apparemment irraisonné, un sentiment de peur introduit le doute et détruit les certitudes des deux femmes. Tout ce que le film a d’abstrait, d’étrange, d’impénétrable vient de lui. Et Lynch, au fond, n’en cherche que l’origine et l’issue. Peu importent le style, le sérieux ou la poésie de la quête. INLAND EMPIRE n’est pas un « film de recherche » mais une recherche pure, une recherche du bonheur.


L'origine du mal, d'abord. Le cinéaste tente de l'identifier en retournant sur les lieux parcourus. ou en y repensant, ce qui revient au même. En poursuivant, en allant voir, et en montrant dans chaque recoin de l’imaginaire (celui de Lynch a toujours une topographie précise) tout ce qui semble toucher au cœur de cette peur. Ou, puisqu’il faut l’appeler par le nom qui lui convient le mieux, de ce mal : l’adultère. Seule dans un monde irréel, l’héroïne ne peut plus chercher qu’en elle, dans ce qu’elle et elle seule ici voit, entend, ressent, la source de tous de ses malheurs. La chose semble facile ou amusante à dire. Elle l’est même complètement lorsque Sue se confesse, se livre à une véritable séance d’analyse barbare dans l’improbable bureau d’un petit homme à lunettes. Mais elle s’enfuit avant d’avoir tout dit. Le mal ne s’évacue pas : il faut le voir, l’identifier. Pour Sue, pour la star qui l’incarne comme pour la jeune fille qui les regarde de loin, sur son téléviseur, et qui joue le même rôle auprès du spectateur, il s’agit de s’avouer sa propre trahison, de la regarder en face. C’est une question de perspectives. Quand tout se brouille, il s’agit de revenir à la source de l’ordination du regard: au gros plan.


Comment ? Là est le mystère, la difficulté. Comment s’abandonner, se démaquiller ? Là aussi, la trajectoire de l’héroïne et celle du spectateur se confondent. C’est au même moment que l’on est subjugué, que tout devient possible : lors de cette séquence unique, inimaginable et presque inexplicable de l’agonie sur Hollywood Boulevard, auprès des clochards devisant des bus de la ville et de leurs vacances d’été. Epuisée, condamnée comme la bête que l’on traque, Sue ne peut plus ni parler ni agir. Réduite au rôle de spectatrice de sa propre agonie, elle nous l’offre. Et, plus proche que jamais des visages et des corps, la caméra nous installe, nous fait participer à la veillée mortuaire. Passant d’un regard à l’autre, affrontant l’impassibilité des personnages comme l’apparente absurdité de leur dialogue, chaque plan, chaque raccord se refusera ici à la scène, à une vision d’ensemble. Il s’agit de tout voir, sans a priori.


La caméra se laisse faire, enregistre et suit ce que l’on ne peut que regarder. Cette parole libre et fulgurante se trouve peut être dans le scénario, l’étrangeté de la scène n’est peut être qu’un fruit de l’imagination lynchienne, cela n’y change rien. C’est le plus simplement, le plus naturellement du monde que la femme qui découvre sa blessure tend à Sue la flamme de son briquet, et l’aide à mourir. Ce pourrait être du Ford, du Ray, du Cassavetes si Lynch n’était aussi insistant, aussi sûr d’être au cœur de son film, de son propos. Car, lentement, un travelling arrière nous dévoile des caméras dans le champ, nous révèle l’artifice et en souligne l’importance : désormais, nous en avons fini avec ce personnage, avec le film dans le film, désormais, Sue et Nikki ne se distingueront plus. Leur quête est et restera la même. Le dédoublement n’a jamais été qu’un prétexte pour accepter de se prêter au jeu, comme si l’on jouait un rôle, comme si c’était « pour du faux ».


C’est parce qu’elle n’est plus qu’un fantôme, une ombre, une projection que l’actrice est alors si précieuse, c’est parce qu’elle n’est plus qu’une image fantasmée, désirée qu’elle peut tout voir. Celle qui parle vraiment ne peut se montrer, se regarder. Sa voix est inarticulée, ne laisse échapper que des sons, des cris. Et c’est à partir de cette musique violente et physique, pleine de ruptures et de pauses inexplicables que les images naissent. C’est elle qui secrète le montage et qui déroule le film. Libérée de son thème initial, elle peut maintenant chercher l’expression la plus sincère, la plus simple. Le malheur de Nikki était d'être enfermée dans une image, une image plate et sale de caméra DV. Le génie de Lynch est de transformer sa prison en labyrinthe, de faire circuler cette image par analogie, suivant chaque écran dans l'écran jusqu'à ce que l'image soit devenue cliché. Quand Nikki retrouve son visage monstrueux, elle sait que ce n'est que celui d'une actrice, et peut zapper pour oublier ce mauvais film d'horreur.


Rien de plus à terre à terre que la méthode lynchienne. Le film dans le film n'est pas chez lui ce détour servant à exprimer une réalité, mais un circuit à sens unique par lequel s'évacuent une par une les images. INLAND EMPIRE est presque un cours de mise en scène qui expliquerait, méthodiquement, comment passer d'une image à une autre, d'un monde à l'autre. David Lynch: le cinéaste le plus simple donc le plus précieux du monde.


M.P