M.P
16/09/2007
Bilan(s) provisoire(s).
M.P
15/09/2007
En avant, jeunesse, de Pedro Costa
Nous avons vu En avant, jeunesse de Pedro Costa et nous pouvons témoigner de sa grandeur. Tel l'enfant dans l'obscurité de la chambre à coucher, nous marchons à tâtons pour ne pas se blesser à l'encoignure du cadre stable et coupant, riche dans ses contrastes de volumes et de lumières. Les précautions à prendre sont grandes, tant le film s'impose par son importance esthétique et politique de premier ordre. On peut tout d'abord avancer qu'il s'agit d'un cinéma de la révélation, proche en cela des films de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet: l'acte de montrer est au principe d'En avant, jeunesse. Pourtant, il semblerait que le film procède à un renversement des valeurs expressionnistes traditionnelles de l'image; la lumière n'agit plus comme une opposante aux ténèbres, mais au contraire comme une complémentaire, elle intensifie plus encore l'ombre en la revêtant d'un lustre d'or, et fait de chaque gros-plan une véritable enluminure. C'est en ce sens qu'il faut comprendre En avant, jeunesse, comme la complainte du héros loin de sa terre natale: Ventura est le nouvel Ulysse, le Cap-vert est son Ithaque. C'est le second principe d'écriture du film, toujours en étroite relation avec le cinéma des Straub: actualiser le mythe, l'incarner dans la vie quotidienne. Dès lors, ce ne sont plus les hommes d'affaires, les patrons et les rois du pétrole qui sont les maîtres du monde, mais bien les pauvres, les immigrés et les "nègres", ces rats d'égoûts. On comprend maintenant pourquoi l'Etat français n'a pas souhaité distribuer le nouveau film de Pedro Costa dans les salles de cinéma, tant son propos est révolutionnaire. Et ce n'est certainement pas l'arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir qui va arranger la situation.
Alors, En avant jeunesse fait accéder l'être humain à l'immortalité. On se souvient de la scène où Ventura, aidé par l'un de ses fils, se retrouve seul dans un musée; cette scène est intéressante puisqu'elle met en scène le "privilège" du héros: aujourd'hui, la question n'est plus de savoir si la culture doit être gratuite pour tous, puisque les pauvres, sitôt que nous avons le dos tourné, investissent les lieux, et cela sans le désagrément de la foule. Une fois encore, le propos brille par son audace. Mais ce qui nous intéresse encore plus dans cette scène décidément remarquable, c'est la coexistence dans le plan du visage de Ventura et de la statue. Nous sommes véritablement en présence d'un cinéma de l'enregistrement dans lequel chaque fragment de la réalité accède à une dimension supérieure, tel un lampadaire accroché au plafond d'une pièce aux murs blancs, ou encore une bonbonne de gaz. Ces objets, parfois inclus dans un plan plus général, parfois simplement isolés, n'obéissent pas aux contraintes d'un montage "bressonien" qui tâcherait de les relier à l'ensemble par l' entremise d'une main, ni à celles d'un montage métonymique ou symbolique. Non, ce qui frappe dans ce film, c'est que chaque chose, chaque voix, chaque visage sont traités pour eux-mêmes, dans toute leur nudité ontologique. Attention, on trouve cependant dans En avant, jeunesse des exemples de montage métaphorique, comme cette scène où la chute du bandage qui protégeait la tête de Ventura "métaphorise" l'accident du fils en haut du poteau électrique; au plan suivant, celui-ci est déjà à terre. Comment comprendre cette scène, comment en saisir les enjeux, nous ne sommes pour l'instant en mesure d'y répondre. Mais le spectateur a eu l'intuition d'un sens caché, il a perçu dans le montage toute la violence et la poésie d'un raccord, et c'est cela qui fonde le geste cinématographique de Pedro Costa. Alors nous accédons à une "idée" de la pauvreté, où les grandioses perspectives du plan ne sont jamais entravées par les meubles, où les héros souterrains voudraient toucher du doigt le ciel, où tout enfin semble soumis aux lois de l'élévation, de la paix. Telle est la grandeur d'En avant, jeunesse.
A.M
Libellés : 2 - ADMIRER
14/09/2007
De l'énergie !
Libellés : 3 - AFFIRMER
Zodiac, de David Fincher
Comme tous les autres films de Fincher, Zodiac est, en effet, un film paranoïaque. Le tueur peut être partout : dans les caves, dans la nuit, dans le noir ou même derrière les arbres et juste derrière soi. Mais il peut être aussi n’importe qui, derrière n’importe quel visage. Lorsque notre boy-scout se rend au magasin où travaille son suspect principal, il veut se convaincre que la poursuite est finie, que sa quête a trouvé son terme. Le champ veut trouver son contrechamp. En un instant, il le saisit puis le quitte : les regards se croisent, intrigués. Peut-être cet homme rustre, lourd et presque décevant est-il derrière tout ça, derrière chaque plan. Est-ce possible ? L’enquêteur et le cinéaste posent ici la question : l’énigme entière se résume t-elle à cette clé ? Est-ce l’homme qui, dès le début, engloba San Francisco du regard ? Est-ce lui qui l’observe de loin, comme une maquette ? Non, cette vue pleine, entière et souveraine n’est pas la sienne. En l’adoptant, Fincher n’adopte pas le point de vue du tueur mais le point de vue du mythe. Il contemple nos héros, les attire, et eux le cherchent. Cette quête impossible, insensée, parcourt leur existence et la trace malgré eux. Le cinéaste la suit le plus simplement possible; il lui sacrifie la logique du quotidien comme celle du film d’enquête. Le Zodiac qu’il nous montre ressemble à ses messages codés : illisible et attirant, il s’adresse à tous sans être l’œuvre de personne- la graphologie, la science ou la raison le prouvent. Il est moins un tueur qu’une pure projection de l’imaginaire collectif.
Le vrai sujet de Zodiac ne se cache donc derrière personne. Il est là, partout, dans la succession des suspects, des enquêteurs qui tentent d’approcher le mythe. Dans celle des voitures et des tenues qui cherchent à le ressusciter. Le sujet de Zodiac est dans ses transitions, ses coupes, ses ellipses et ses sauts incessants. Dans tout ce qu’évoque, simplement, une chanson de Donovan. Film actuel et désarmant, honnête au point de montrer tout et rien que ce qu’il peut, fait de mystère et d’intuition, il n’a pas à se soucier du passé, des erreurs ou des échecs de David Fincher. Zodiac est l’œuvre d’un auteur parvenant à la maîtrise de son art.
M.P
Libellés : 2 - ADMIRER
13/09/2007
2007, une chronique cannoise.
A.M
Libellés : 3 - AFFIRMER
Last days, de Gus Van Sant: analyse de la séquence liminaire, un carton et sept plans (8'22'').
A.M
Libellés : 1 - AIMER
12/09/2007
INLAND EMPIRE ou la simplicité.
David Lynch.
Que dire, que faire ? INLAND EMPIRE est passé et personne ou presque ne l’a vu. Il n’ y eu ni débat, ni discussion. Six mois après sa sortie, on ne parle déjà plus du fameux « dernier Lynch » qui disparaît petit à petit des salles les plus tenaces. Raison de plus, donc, pour l’aborder ici tant qu’il est encore temps, et pour aborder son extraordinaire importance à nos yeux.
Prévenons d’abord les malentendus : INLAND EMPIRE n’est pas réservé aux lynchiens, aux prétendus amateurs de cinéma d’avant-garde. L’entreprise n’a rien d’hallucinatoire. Ce qu’elle brouille, détruit, puis recompose tout au long de ces quelques 162 minutes, ce ne sont pas les êtres et les choses de ce monde, c’est leur perception : l’espace, le temps, les rôles. Les objets ne se transformeront pas en monstres, ils changeront simplement de main, d’emploi. Lorsqu’on entre pour la première fois dans le pavillon où se réfugie l’héroïne, lorsque le film semble basculer, les meubles et les pièces ne se transforment pas. D’ailleurs, on n’est jamais entré ici. Ce que l’on voit n’est pas une maison de rêve, c’est juste la maison d’un autre. Pour Nikki Grace comme pour Sue, le personnage qu’elle interprète, tout commence par cette dépossession. L’inexplicable impression de ne plus savoir où et chez qui elle se trouve alors l’effraie, la déstabilise. Pas à pas, ce regard inquiet change tout. Apparemment irraisonné, un sentiment de peur introduit le doute et détruit les certitudes des deux femmes. Tout ce que le film a d’abstrait, d’étrange, d’impénétrable vient de lui. Et Lynch, au fond, n’en cherche que l’origine et l’issue. Peu importent le style, le sérieux ou la poésie de la quête. INLAND EMPIRE n’est pas un « film de recherche » mais une recherche pure, une recherche du bonheur.
L'origine du mal, d'abord. Le cinéaste tente de l'identifier en retournant sur les lieux parcourus. ou en y repensant, ce qui revient au même. En poursuivant, en allant voir, et en montrant dans chaque recoin de l’imaginaire (celui de Lynch a toujours une topographie précise) tout ce qui semble toucher au cœur de cette peur. Ou, puisqu’il faut l’appeler par le nom qui lui convient le mieux, de ce mal : l’adultère. Seule dans un monde irréel, l’héroïne ne peut plus chercher qu’en elle, dans ce qu’elle et elle seule ici voit, entend, ressent, la source de tous de ses malheurs. La chose semble facile ou amusante à dire. Elle l’est même complètement lorsque Sue se confesse, se livre à une véritable séance d’analyse barbare dans l’improbable bureau d’un petit homme à lunettes. Mais elle s’enfuit avant d’avoir tout dit. Le mal ne s’évacue pas : il faut le voir, l’identifier. Pour Sue, pour la star qui l’incarne comme pour la jeune fille qui les regarde de loin, sur son téléviseur, et qui joue le même rôle auprès du spectateur, il s’agit de s’avouer sa propre trahison, de la regarder en face. C’est une question de perspectives. Quand tout se brouille, il s’agit de revenir à la source de l’ordination du regard: au gros plan.
Comment ? Là est le mystère, la difficulté. Comment s’abandonner, se démaquiller ? Là aussi, la trajectoire de l’héroïne et celle du spectateur se confondent. C’est au même moment que l’on est subjugué, que tout devient possible : lors de cette séquence unique, inimaginable et presque inexplicable de l’agonie sur Hollywood Boulevard, auprès des clochards devisant des bus de la ville et de leurs vacances d’été. Epuisée, condamnée comme la bête que l’on traque, Sue ne peut plus ni parler ni agir. Réduite au rôle de spectatrice de sa propre agonie, elle nous l’offre. Et, plus proche que jamais des visages et des corps, la caméra nous installe, nous fait participer à la veillée mortuaire. Passant d’un regard à l’autre, affrontant l’impassibilité des personnages comme l’apparente absurdité de leur dialogue, chaque plan, chaque raccord se refusera ici à la scène, à une vision d’ensemble. Il s’agit de tout voir, sans a priori.
La caméra se laisse faire, enregistre et suit ce que l’on ne peut que regarder. Cette parole libre et fulgurante se trouve peut être dans le scénario, l’étrangeté de la scène n’est peut être qu’un fruit de l’imagination lynchienne, cela n’y change rien. C’est le plus simplement, le plus naturellement du monde que la femme qui découvre sa blessure tend à Sue la flamme de son briquet, et l’aide à mourir. Ce pourrait être du Ford, du Ray, du Cassavetes si Lynch n’était aussi insistant, aussi sûr d’être au cœur de son film, de son propos. Car, lentement, un travelling arrière nous dévoile des caméras dans le champ, nous révèle l’artifice et en souligne l’importance : désormais, nous en avons fini avec ce personnage, avec le film dans le film, désormais, Sue et Nikki ne se distingueront plus. Leur quête est et restera la même. Le dédoublement n’a jamais été qu’un prétexte pour accepter de se prêter au jeu, comme si l’on jouait un rôle, comme si c’était « pour du faux ».
C’est parce qu’elle n’est plus qu’un fantôme, une ombre, une projection que l’actrice est alors si précieuse, c’est parce qu’elle n’est plus qu’une image fantasmée, désirée qu’elle peut tout voir. Celle qui parle vraiment ne peut se montrer, se regarder. Sa voix est inarticulée, ne laisse échapper que des sons, des cris. Et c’est à partir de cette musique violente et physique, pleine de ruptures et de pauses inexplicables que les images naissent. C’est elle qui secrète le montage et qui déroule le film. Libérée de son thème initial, elle peut maintenant chercher l’expression la plus sincère, la plus simple. Le malheur de Nikki était d'être enfermée dans une image, une image plate et sale de caméra DV. Le génie de Lynch est de transformer sa prison en labyrinthe, de faire circuler cette image par analogie, suivant chaque écran dans l'écran jusqu'à ce que l'image soit devenue cliché. Quand Nikki retrouve son visage monstrueux, elle sait que ce n'est que celui d'une actrice, et peut zapper pour oublier ce mauvais film d'horreur.
Rien de plus à terre à terre que la méthode lynchienne. Le film dans le film n'est pas chez lui ce détour servant à exprimer une réalité, mais un circuit à sens unique par lequel s'évacuent une par une les images. INLAND EMPIRE est presque un cours de mise en scène qui expliquerait, méthodiquement, comment passer d'une image à une autre, d'un monde à l'autre. David Lynch: le cinéaste le plus simple donc le plus précieux du monde.
M.P
Libellés : 1 - AIMER