29/02/2008

Des goûts et des couleurs


Rohmer l’avait déjà dit : on ne changera pas les goûts et les couleurs, on fera simplement en sorte qu’ils soient tous satisfaits. Le mois qui se termine en est le plus merveilleux exemple : chaque cinéphilie aura eu son chef-d’œuvre. De Palma, Klapisch et Paul Thomas Anderson; Stallone, Matt Reeves et Zviaguintsev : autant de cinéastes en gloire prêt à donner leurs œuvres maîtresses au public impatient. Les chapelles n’ont plus de raison de se quereller puisqu’elles ont toutes leur bienfaiteur. Les post-modernes de Redacted et les rétros du Bannissement cohabitent, le « paysage cinéphilique » est décomposé : c’est le moment d’en profiter. L’appel date de septembre mais il est temps de le reprendre : En avant, jeunesse !


M.P

Les Petits Soldats sont méchants.


L’accusation est un peu trop facile : nous ne critiquerions que ce qui plaît, nous nous acharnerions à détruire les plus sympathiques succès d’Amérique et de France pour le simple plaisir de titiller nos lecteurs. Inutile de remettre ici sur le tapis la question de la méchanceté critique, nous ne nions pas que la chose soit faite exprès. Victor Hugo l'a écrit: « La taquinerie est la méchanceté des bons »…

Small Soldiers



Il y a quelque chose de très beau et de très naïf dans le cinéma de de Palma, une manière de s’attacher aux idoles du monde contemporain et de les gonfler de tout ce qu’on leur attribue, jusqu’à leur explosion. C’est bien évidemment la fragile Carrie, sainte vierge mise en gloire avant d’exploser de rage. Ou, à l’autre extrémité, le méchant Cassavetes de Fury, ce monstre de haine que Brian ose faire imploser comme un ballon de baudruche. Comme si le cinéma pouvait, in fine, détruire de l’intérieur les stéréo-types, ces saints et ces diables publicitaires décidément trop ridicules. Mais maintenant que les choses ont changé, qu’aucun héros ou modèle n’est plus capable de susciter la ferveur religieuse, les attaques du cinéaste barbu ont changé d’objectif. C’est à une autre croyance collective que s’en prend l’auteur de Redacted : à cette obsession des « vraies images » qui donne de la valeur aux enregistrements les plus inavouables, qu’ils viennent de caméras de surveillances ou des aventures des Jackass. L’auteur de Blow Out voit monter ça depuis assez longtemps pour savoir que ce n’est au fond que l’extension d’un principe du cinéma pornographique, et que les snuffmovies ont en quelque sorte popularisé.


Pourtant, de Palma ne critique pas la fascination exercée par les vidéos amateurs, il la tourne en ridicule en mimant ces fameux documentaires. Avec ses acteurs, d’abord, qu’il traite ouvertement comme des marionnettes, et oblige à reprendre des rôles tout faits : le soldat qui meure (noir), le soldat idiot (gros), le soldat faible (témoin), l’intellectuel (à lunettes), le méchant (qui tue), le gentil (qui pleure). Les représentations que donne la mauvaise troupe sont aussi peu crédibles : soit parodique (le reportage français, en musique), soit inversé (plans fixes, longs, profonds, volontairement laids), le système du reportage (et du faux reportage, à la Paul Greengrass) tourne vite à la farce. Plus le film avance, plus les enregistrements se veulent intimes et plus ils sont grotesques. Dans cette juxtaposition de numéros, les effets et les discours s’annulent. Rien ne différencie le soldat qui se donne en spectacle dans un bar de Las Vegas et « l’opposante » qui insulte l’armée américaine via Youtube : celui qui revient d’Irak n’a fait que découvrir l’horreur prédite par celle qui en ignore tout.


La proposition que développe Redacted est somme toute assez simple : la réalité ne vaut pas mieux, n’est pas mieux que les pires caricatures que l’on peut en faire. Inutile, donc, de faire dans le crédible. Jamais un « film de guerre » ne s’était même autant rapproché du catalogue de clichés: l’attente, l’incompréhension, les mines, l’ennui, la bêtise (des soldats), les « dérapages » (des soldats), les prises d’otages et le retour, tout cela concentré sur une heure et demie. Pas d’ordre, une simple succession. Tout « sur le même plan », tel semble être le mot d’ordre. Redacted, revu et corrigé ne pose au fond qu’une seule question : pourquoi cette image serait-elle plus ou moins réelle que cette autre ? Pourquoi une scène toute faite, une énième resucée des soldats-types de Full Metal Jacket et de leurs dialogues types ne suffirait-elle pas, puisque la guerre américaine est déjà une parodie ? Une parodie de « réalisme », un ensemble d’effets de réalité visant à « faire vrai », et permettant à ceux qui sont en guerre de prendre au sérieux une mission qui paraît de loin ridicule. Et qui l’est, selon l’auteur d’Outrages.


Comment ça se passe vraiment là-bas ? De Palma ose une réponse : exactement comme on l’imagine d’ici. Dans ces conditions, Redacted ne prêche que les convaincus, ce qui, après tout, est le cas de tous les films auxquels on prête des velléités de dénonciation. Plus grave : une fois admis le postulat de départ, le film ne peut absolument plus « choquer ». On n’y fait d’ailleurs qu’une seule révélation : la guerre n’est pas mieux que ce qu’on dit. Mieux vaut alors croire aux images lustrées qu’aux reportages sur le terrain (idée que répète, résume et explique la postface). A la limite, on pourrait ne retenir que le dernier cliché du film, et éliminer les répétitions ratées, les « effets de manche de réel » qui font de l’Irak un théâtre. Sans consistance, ces « mauvaises images » n’offrent aucune prise, et le cinéaste les renvoie même systématiquement à leur inefficacité. Rien ne prouve d'ailleurs que la guerre qu’elles désignent n’est pas aussi inexistante. On peut tuer, exploser, violer, égorger, il ne se passe rien. De Palma rencontre ici le même problème que le dernier Cronenberg : on peut faire mal à un corps, pas à un dispositif.


M.P

La masse et l'élégance



En avant, jeunesse ! : derrière les mots que l’on répète comme un mot d’ordre se cache un monument. Voilà deux ans que les contours de Fontainhas font de l’ombre aux films « modernes », pèsent sur le cinéma contemporain. Le mot n’est pas hasardeux : il y a, dans le film de Pedro Costa, une masse dont le poids se ressent sur chacun des habitants du film, d’ailleurs presque tous immobiles, incapables de se déplacer à l’écran. Tous, sauf Ventura. Du bidonville aux nouveaux immeubles, des caves au musée national, le « père » du quartier circule, et déplace le film avec lui.


Courses, visites, stations ; à chaque étape, Ventura se confronte à l’un de ses enfants. Pour toutes ces séquences (ces dialogues, dirait Straub), un ou quelques plans suffisent. De pause en pause, le vieil homme réinstalle une même scène rudimentaire. Il fixe les hommes là où ils sont, dans « leur lieu », celui auquel ils restent attachés même si Ventura les retrouve plusieurs fois (l’agent immobilier et le relogement, la chambre de Wanda…). S’ils en sortent, c’est que le père les entraîne dehors, sur un autre terrain : c’est le mari de Wanda qu’il fait sortir de l’ombre de l’atelier, le gardien de musée qu’il emmène dans le parc, le fils blessé, enfin, qu’il force à se souvenir de son accident.


Film mobile faits de gens immobiles, En avant jeunesse ! raconte l’errance d’un homme sans attache parmi des enfants cloîtrés chez eux. Ventura n’est qu’un vagabond, le cadre est son seul lieu de vie. L’émigration, le départ de sa femme (Clotilde, dont le dernier discours ouvre le film), la destruction du quartier, voilà qui fonde un triple déracinement. Sans pays ni foyer ni maison, Ventura est bel et bien « le nouvel Ulysse » : condamné à voyager sans savoir pourquoi, ni jusqu’à quand. Et sans que personne ne le retienne : le visiteur est en trop chez ses enfants, il les gêne.


S’exprimant sur les ondes du Masque et la Plume à la fin du festival de Cannes 2006, l’éminent Michel Ciment sembla trouver anormal qu’un cinéaste « filme des gens dans des caves ». L’argument n’en est pas un, mais on peut tout de même comprendre le critique à condition d’aller au fond de son idée : ce qui pose problème, ici, c’est que les « caves » soient obscures et que les « gens » soient noirs. Les pauvres ne font aucun effort pour être présentables et présentés. Ils ne sont ni mignons ni effrayants pour le public cannois : ils vivent dans leur propre monde. Noir sur noir, Ventura marque ce monde, il en est la quintessence. Son costume est un témoignage honorifique : le retraité aux cheveux blancs peut porter les couleurs du quartier dont il est le père. Il n’a pas à subir l’humiliation du Slimane de Kechiche, cet autre très beau grand-père d’aujourd’hui forcé de « s’habiller » pour présenter devant les autorités et les spectateurs un dossier joliment mal fait, et dont ils rieront avec bienveillance. L’immigré n’a pas à se faire beau : l’attrait particulier de son visage vient aussi de son déracinement, il tient à une certaine puissance d’évocation. L’élégance de Ventura est, précisément, un étendard : Fontainhas l’a naturellement choisi pour porter l’image de son peuple.





Pedro Costa l’a dit aux Cahiers du Cinéma : inutile de montrer à son acteur vedette des films de John Ford puisque Ventura, tout simplement, « a déjà joué dans tous les films de Ford ». Il a même été jusqu’à prétendre qu’En avant, jeunesse ! n’était qu’un remake du Sergent noir. Osons déplacer la référence : le héros du peuple, celui qui est élu pour porter sa voix de par le monde, Ford l’a lui aussi mis en scène avec un autre corps trop grand, celui de Fonda (Henri). Le prophète populaire a chez lui deux visages, celui du jeune juste de Young Mr. Lincoln et celui du condamné, le Tom Joad des Raisins de la colère. Trop grand ou trop sombre pour ses yeux bleus d’enfants, Fonda acquiert dans les deux films une double fonction : il est celui qui marque et remarque à la fois. Irrémédiablement blessé (par un chagrin d’amour et une peine injuste), il se différencie du pays qu’il traverse par son allure et son costume trop voyants, en même temps que ses yeux enregistrent tout : l’injustice populaire puis étatique dont Ford fait son grand sujet. Son visage découpé sur le ciel chargé, Ventura semble reprendre la place, le plan abandonné par Fonda. L’élégance à opposer à la masse.


Un changement cependant, et des plus visibles : à trente cinq ans, Fonda fait le jeune homme ; à cinquante trois ans, Ventura est un vieillard. L’un joue la naissance du mythe, l’autre sa dilution. Là où Ford, pour une fois, individualise le mythe, Pedro Costa s’attache au contraire à le distribuer, à le restituer à toute la « famille » de Ventura. C’est tout le sens du poème et de la chanson que ne cesse de reprendre Ventura : le don d’une mémoire et d’une force (celle de l’immigration, de Desnos, de la révolution). En avant, jeunesse ! renverse non sans audace la construction schématique de Young Mr. Lincoln : il va de l’homme seul à sa « ré-adoption » par la communauté, du contraste expressionniste opposant le héros à son décor au plan le simple, le plus apparemment « neutre ». Ventura et l’enfant sont finalement sur le même plan. A défaut d’un « salut », nous pourrions montrer à Jacques Rancière qu’il y a là un bonheur. Le père réconcilié peut reprendre la position d’assurance : dos allongé, jambes croisés, l’une posée et l’autre plus haute, exactement comme le jeune Lincoln prenant conscience de son destin.


Dans sa Politique des acteurs, Luc Moullet désigne John Wayne et « sa présence discrète, la silhouette parfaitement intégrée dans la tapisserie du film » comme précurseur des interprètes du cinéma moderne. Il semble que Pedro Costa propose un modèle antérieur pour le cinéma contemporain, le premier Fonda de Ford, et lui insuffle un élan nouveau. Ventura prend la main de son fils, le grand héros seul se fait père et grand-père. Il ne s’agit dès lors pas simplement de montrer que derrière l’homme quelconque se cache histoire et mythe, il s’agit de soulever ce mythe et de le porter ostensiblement vers son faîte, vers sa destinée.


M.P