28/11/2007

Le supplice des images


Que trouve-t-on, finalement, derrière ces fameuses « promesses de l’est » ? Un mensonge, des mensonges. D’un côté, un avenir radieux de prostituée et d’esclave dans la capitale occidentale et, de l’autre, le calme d’un restaurant traditionnel où l’on projette une guerre des gangs, la sérénité d’un grand-père violeur et tueur d’enfants. Impossible donc, devant le film, de croire aux « promesses » de son titre. Toute « naïveté » nous est refusée, et ce dès le début. Ce qu’une infirmière idéaliste mettra des jours à comprendre saute aux yeux du spectateur dès la scène d’ouverture : un coiffeur peut-être un meurtrier. Tout comme un chauffeur ou un cuisinier : partout, le mal est déjà là. Pauvre de nous !


Nous voilà loin de A History of Violence, où c’était l’évènement le plus inattendu qui révélait les gênes du meurtre derrière l’utopie campagnarde. Ici, en plein Londres, il suffirait de tirer les rideaux pour voir un homme se faire égorger au rasoir. Mais nous sommes déjà à l’intérieur, nous n’avons pas à attendre pour être spectateurs de l’horreur. Ce qui nous est caché, invisible, ce sont maintenant les liens qui retiennent au contraire nos héros à la vie. Il est difficile de deviner l’espoir dans la fange, surtout quand nous allons si loin, ou que nous enfonçons tellement puisque, chez Cronenberg, toute étude critique prend la forme d’une dissection.


Il nous semble ainsi, pour rester dans cette image convenue, que le bond qui sépare les deux derniers Cronenberg est un peu celui que ferait un médecin devenu médecin légiste. Ce n’est plus par hasard ou pour se rétablir que l’on fouille le corps malade, c’est parce qu’au fond, il n’y a plus que ça à faire. D’ailleurs, on n’hésite plus : à nous les accouchements sauvages, les découpages de doigts, les jeunes hommes égorgés, les dos déchirés comme des peaux de banane et les mafieux éventrés sur grand écran. Notre guide semble se complaire dans l’humour d’un expert en corps morts tel que l’imagine un scénariste de télévision. Car si le réalisateur canadien imite la démarche scientifique, c’est toujours à travers le filtre des plus mauvais clichés. Que les brillants médecins qui nous lisent se rassurent : même Cronenberg n’oserait comparer leur travail au sien. Il a même volontairement abandonné toute velléité chirurgicale : ce qui l’inspire, maintenant, c’est la surface de ce puit d’horreurs qu’est tout corps dans ses films, l’apparence. Les murs et les visages bien propres, bien lisses. Les couleurs nettes et ce qu’il y voit, bien loin du « classicisme » que certains voudraient lui prêter : la fausseté, la duplicité, l’humour noir, la parodie et la publicité, l’obscénité.


Tous, depuis le vieux parrain qui feint de tout maîtriser jusqu’au croque-mort écrasant sa cigarette sur sa langue avant de charcuter son cadavre, tous tentent d’en imposer jusqu’à la caricature et au ridicule. Il y a même quelque chose de méchant à imaginer les acteurs se démenant devant le patron pour rendre « vrai » un jeu qui doit
apparaître à terme comme du bluff, du grotesque et de la bouffonnerie. Mais peu importe après tout la perversité de la démarche, ce qui compte, c’est ce qui en l'irréversibilité de ce choix. Les acteurs jouent seuls, dans le vide, parce qu’on ne leur donne même jamais l’intervalle qui leur permettrait d'abandonner ne serait-ce qu’une seconde leur costume et leur numéro. Pour respirer, les corps en sont réduits à s’ouvrir, littéralement. A déchirer l’écran trop lisse. D’où les scènes les plus insondablement vaines et, évidemment, les plus commentées. Dans un hammam trop vert, notre héros combat nu, à l’arme blanche et à 360 degrés, et se fraye un chemin dans les viscères de ses ennemis. Dans un bordel privé, le surhomme sodomise une adolescente pour faire plaisir au fils du boss. Il ne reste plus à Cronenberg qu'à constater: on peut filmer n'importe quoi, l'image tient. Dans ces conditions, pourquoi lui faire confiance ?


Peut-être y a-t-il aujourd’hui, outre-atlantique, un point de non retour pour beaucoup de cinéastes au glorieux passé. Peut-être y a-t-il surtout une crise de la croyance placée dans le cinéma par des générations aujourd’hui désabusées, et qui expliquerait les impasses plus impressionnantes encore de Scorsese, de Coppola, leur désir fou de mettre l'image à l'épreuve du vide et de la laideur, comme si allait subsister une pure image, exempte de toute faute. Naïveté de ces grands suspicieux.