Dans un débat tenu en 1996 avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse, Arnaud Desplechin pouvait déclarer: « Mon hypothèse, c’est que l’on a toujours pas compris comment s’est effectué -ou plutôt ne s’est pas effectué- le passage de la Nouvelle Vague à la génération suivante […]. Du coup, on a l’impression que le cinéma français n’a pas d’histoire, n’a aucune profondeur, n’a pas d’origine ni de filiations. » Il est aisé de reconnaître dans ces propos les grandes préoccupations qui inquiètent et nourrissent le travail du réalisateur de La Vie des morts (1990): « profondeur » (certains diront « épaisseur »), « origine » et « filiations » sont les maîtres mots d’un cinéaste qui, depuis près de vingt ans, se plaît à mettre en scène le tumulte romanesque des réunions familiales. En 2008, Desplechin raconte aux Cahiers du cinéma qu’au principe de son dernier film, Un conte de Noël, il y a la lecture d’un livre sur la greffe de moelle osseuse; cette greffe, nous est-il dit dans le film, peut transformer le corps du receveur en une véritable chimère, même si le donneur (en l’occurrence, Henri) est jugé compatible avec son receveur (Junon, la mère). La « chimère » figurait déjà dans Rois et reines (2004) par l’entremise d’une gravure représentant la métamorphose de Jupiter en cygne. D’un film l’autre, le cinéaste s’interroge: peut-on greffer la substantifique moelle du cinéma américain sur le corps moribond de la qualité (auteuriste) française? Au risque, bien sûr, d’enfanter une chimère…
Pour bien des commentateurs, Arnaud Desplechin demeure l’un des principaux héritiers de la Nouvelle Vague en France: dans son évocation des puissances politiques de l’Europe au lendemain de l’effondrement du bloc soviétique, La Sentinelle (1991) rappelait à certains les premiers longs-métrages engagés d’Alain Resnais (oui, Alain Resnais appartient à la Nouvelle Vague); Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) (1996) décrivait quant à lui, dans une approche intimiste, les relations amoureuses d’un groupe d’amis parisiens, cousins lointains de Jules et Jim de François Truffaut. Ce rapprochement est bien évidemment trompeur, et empêche du même coup toute théorisation sérieuse de l’héritage de la Nouvelle Vague, ce que Desplechin appelait de ses vœux dans l’entretien avec de Baecque et Jousse. Car au fond, qu’est-ce que l’intimisme du cinéma d’auteur français? On a trop souvent répandu le cliché -nauséabond- d’un cinéma parisien en chambre de bonne qu’on a fini par ne plus en identifier la cible désignée: non pas Godard, ce lyrique rayien attiré par les eaux turquoises de la fatale Méditerranée; ni Rohmer, en vadrouille dans je ne sais quelle ville de province pour mieux parachever sa délicieuse comédie humaine; ni même Rivette, l’auteur du plus beau film en costume des années soixante -je veux parler de La Religieuse-; mais plutôt Garrel, Doillon et Eustache, cinéastes épris de confessions sublimes et déchirantes, et dont les œuvres rejoignent souvent les rives de l’autobiographie. On ne saurait donc se satisfaire de lieux communs qui ne résistent pas longtemps à l’examen scrupuleux des films de la période, et il reste encore à définir l’apport fondamental de la Nouvelle Vague sur les générations qui lui succèdent. Arnaud Desplechin, quant à lui, risque une hypothèse: ce ne sont pas les anciens critiques des Cahiers du cinéma qui ont exercé une influence profonde sur le cinéma d’auteur français, mais plutôt les cinéastes du moi, Doillon, Garrel, Eustache et Téchiné, ces « orphelins » de la Nouvelle Vague comme le critique Alain Philippon aimait à les appeler. Pour un réalisateur hanté par l’origine et la filiation, il était donc indispensable de repenser l’histoire du cinéma français à l’aune de nouveaux critères esthétiques.
Ce projet historique, quasi généalogiste, est au cœur d’Un conte de Noël. Dans ce film, la dimension intimiste est sans cesse contredite par une aspiration irrésistible au mythe (Rois et reines mêlait déjà aux destins de Nora et Ismaël l’évocation cryptique de grandes figures mythologiques). Chimères et chiens cerbères peuplent un monde fantastique à la frontière de la vie et de la mort, traversé par des fantômes familiers; l’ostracisme semble une pratique coutumière dans une famille où les parents ont pour prénoms Abel et Junon. On est quelque peu déconcerté par ce magma ésotérique de références qui vont de La Généalogie de la morale de Nietzsche à la philosophie transcendantaliste d’Emerson, de la féerie shakespearienne du Songe d’une nuit d’été de Reinhardt et Dieterle aux résonances bibliques des Dix Commandements de Cecil B. DeMille, et l’on se rappelle alors ces quelques mots d’Henri (Mathieu Amalric) à sa sœur Elizabeth (Anne Consigny): « Nous sommes en plein mythe, sauf que je ne sais pas de quel mythe il s’agit. » Il faut dire que les propos du cinéaste qui accompagnèrent la sortie du film ont de quoi irriter les quelques happy few de la cinéphilie Cahiers du cinéma: quel lien peut-il bien y avoir entre les membres de la famille Vuillard et les aviateurs de Seuls les anges ont des ailes d’Howard Hawks? Et pourquoi diable reprendre la célèbre scène du musée de Vertigo, lorsque Madeleine Ferguson contemple le portrait de Carlotta Valdès avec, cette fois-ci, Catherine Deneuve dans le rôle tenu par Kim Novak? Peut-être Desplechin, en bon hitchcocko-hawksien, souhaite-t-il remonter aux sources de la cinéphilie Nouvelle Vague et confronter l’intimisme étriqué du cinéma français aux puissances fantasmagoriques de l’imagerie hollywoodienne: la mise en scène d’Un conte de Noël, elle, obéit à un principe de déploiement maximal d’énergie; l’image est une force que le cadre ne peut plus circonscrire et qui entraîne inévitablement un découpage en jump-cut; le plan est informe, l’axe de la caméra sans cesse écartelé entre ciel et terre. Ce qui compte désormais, ce n’est plus l’enregistrement objectif de la réalité, l’inépuisable ontologie de l’image photographique, mais les qualités projectives de l’image, l’enthousiasme et la fascination magique qu’elle suscite chez le spectateur (d’où l’importance décisive de l’extrait des Dix Commandements où Moïse ouvre les flots de la Mer Rouge par miracle). Cette esthétique vitaliste, ce refus d’une conception « classique » du cadre, surprennent dans un cinéma français qui, par tradition bazinienne et goût pour un certain jansénisme de la mise en scène, a fait du plan l’unité indéfectible de son écriture: Desplechin, comme Pascale Ferran, pratiquerait d’avantage un cinéma de montage (n’oublions pas qu’il signa le scénario de Petits arrangements avec les morts, seule réelle tentative de film de montage dans les années quatre-vingt dix).
Je vois bien, en écrivant ces lignes, qu’il est toujours périlleux de classer un réalisateur -et ses films- dans une catégorie préétablie. L’objet de cette réflexion n’est pas d’esquisser à grand trait les « tendances » d’un art que d’aucuns jugent aujourd’hui exsangue, mais plutôt d’analyser, dans ses phénomènes visibles et audibles, l’évolution d’une pensée critique et esthétique du cinéma français. Depuis Rois et reines en 2004, Arnaud Desplechin a pour ainsi dire « virer sa cuti »: chantre du cinéma d’auteur dans les années quatre-vingt dix, l’auteur de Comment je me suis disputé voudrait bien troquer sa casquette de « petit élève studieux de l’école Nouvelle Vague » contre celle, plus rebelle, de director américain: non plus Truffaut et Resnais, mais Coppola et Scorsese; non plus l’existentialisme, mais la fureur du récit. Ce paradoxe Desplechin m’est apparu tandis que je descendais de la rue Champollion, dans le cinquième arrondissement de Paris: je rencontrai sur ma route le cinéaste. L’air hagard, il avait une cigarette au coin des lèvres, les yeux plissés par la fumée; et le visage était celui d’un homme marqué par la fatigue d’une nuit de montage. En l’apercevant je ne pus m’empêcher de sourire: ce n’était pas l’éternel étudiant parisien qu’il avait si souvent filmé dans ces précédents longs-métrages; c’était un véritable cow-boy perdu en plein Quartier Latin! Peut-être qu’avec le temps Arnaud Desplechin deviendra un cinéaste. Un vrai.
A.M