20/05/2008

Le joli mai



Comment faire une année sur une célébration ? Telle est, un peu, la question française en 2008. On construit des évènements sur des anniversaires, on fête des dates, on les conteste, on débat (fallait-il les fêter ?) ; bref, on s’occupe avec (et non pas de, ce qui serait trop beau) l’Histoire. Et Cannes, comme d’habitude, s’est fait le reflet de son époque en l’ignorant le plus possible. Au programme du festival, pas d’hommage à Bazin (rappelons que le grand homme y a été plusieurs fois juré) ni à la Nouvelle Vague (à force de se demander où la faire commencer, on ne la fêtera jamais). Rien non plus qui ait rapport avec son 68, celui du cinéma : l’affaire Langlois, l’arrêt du festival, puis les Etats Généraux. Le cinéma est depuis devenu le septième art et, en art, on n’invoque jamais les ancêtres sans se comparer un peu, et rougir beaucoup. Une bête question de cinéma s’impose alors, question à laquelle nous essaierons de répondre en trois temps, avec Desplechin, aujourd’hui, Bégaudeau et Cantet, à la rentrée, et Garrel en novembre : qui et qu’est-ce qui occupe encore, en 2008, le cinéma français ?


M. P.

18/05/2008

Desplechin et l'éternel retour


Ce que l’on admire chez Desplechin, c’est l’audace. Plus il avance, plus son cinéma se fait d’arythmies et de ruptures, d’envolées lyriques et de chutes burlesques. Autant de mouvements qu’il laisse au spectateur le soin d’agencer, pour comprendre non pas l’histoire (les personnages de Desplechin sont aimables : ils disent tout de leur vie et de leurs envies) mais l’intrigue. Le plus expérimenté des scénaristes ne saurait dire qui est le héros ou quels sont les enjeux d’Un Conte de Noël (Roubaix !) (ne pas oublier la parenthèse). A cela une raison simple : pour l’auteur de La Vie des Morts, la réunion de famille est surtout l’occasion d’une décomposition, personnage par personnage, relation par relation. On pourrait presque parler ici d’une technique de dispersion. Au repas proprement dit (qui ne durera pas plus d’une minute), le cinéaste préfère les apartés, à la fêtes ses à côtés, ce qui la précède ou la suit. La cérémonie ne sert qu’à révéler une suite de décalages : retraits, pas de côtés, coups de folies pour lesquels Amalric est effectivement, jusque dans ses outrances, l’acteur parfait.

Le mouvement (presque le seul) que déclinent tous les héros du conte, c’est la fuite, surtout en avant. Et le modèle de Desplechin, ici encore, c’est Truffaut : ce qui l’intéresse dans une scène, c’est d’abord la manière de l’esquiver. Rien de plus précieux, alors, que la gestuelle doinellienne et son éventail de parades ; il faut voir comment les tics d’Henri-Amalric parodient ceux d’Antoine-Léaud pour n’en conserver que l’agitation, la bougeotte. Car ce qui a changé, c’est justement la direction de l’acteur. Doinel est un héros irresponsable, par principe et par définition, mais il sait bien ses actes irréversibles : même s’il avance en zigzags, il ne repasse jamais au même endroit. Le jeu d’Henri est au contraire une vraie parade : il renvoie les balles de tous côtés à une allure effrénée, mais cette exaltation ne vise qu’à l’immobilité. Et comme tout le monde, rythmiquement, se cale sur lui, la famille entière fait du sur place. La réunion qui s’annonçait historique n’était qu’une pure parenthèse ; à la fin, tout le monde retourne chez soi.


Un Conte de Noël s’arrête comme Rois et Reines. On s’est assez replongé dans les mauvais souvenirs et les affaires de famille, disent textuellement les héroïnes de Desplechin; le temps du renouveau est venu. Il ne s’agit pas ici de critiquer cette volonté d’en finir mais de constater qu’elle n’aboutit pas : Emmanuelle Devos brûlait la lettre de son père, mais c’est maintenant au tour d’Anne Consigny de retourner dans le berceau familial (et pendant deux heures et demie cette fois) pour se promettre dans la scène finale de ne plus y penser. Le film de Despleschin remet sur le métier le précédent, simplifiant son scénario pour mieux l’étoffer, le préciser, l’aiguiser (sur une trame plus lisible que Rois et reines, Un Conte… est un film qui ménage encore moins son public) par endroits. Le problème, c’est que le film commence et finit comme le précédent. Chaque fois, le grand drame annonce sa fin et la venue de temps heureux. Chaque fois, le grand film contemporain s’excuse un peu de sa pompe (les mythes, avec Abel et Junon, les textes, Nietzsche parmi tant d’autres, les ainés de cinéma – il y en a trop pour les citer…), chaque fois il l’alourdit. Bref, A. D. n’en finit pas de nous concocter des bouquets finaux, sans jamais nous laisser entrevoir la suite tant attendue. Problème : comment être contemporain quand on doit déjà dire adieu au cinéma moderne (sur ce point, voir l’article du mois sur l’Histoire desplechinoise du cinéma) ? Comment faire naître un nouveau film quand on est encore occupé à tuer l’ancien ?




M. P.

01/05/2008

Le Paradoxe Desplechin



Dans un débat tenu en 1996 avec Antoine de Baecque et Thierry Jousse, Arnaud Desplechin pouvait déclarer: « Mon hypothèse, c’est que l’on a toujours pas compris comment s’est effectué -ou plutôt ne s’est pas effectué- le passage de la Nouvelle Vague à la génération suivante […]. Du coup, on a l’impression que le cinéma français n’a pas d’histoire, n’a aucune profondeur, n’a pas d’origine ni de filiations. » Il est aisé de reconnaître dans ces propos les grandes préoccupations qui inquiètent et nourrissent le travail du réalisateur de La Vie des morts (1990): « profondeur » (certains diront « épaisseur »), « origine » et « filiations » sont les maîtres mots d’un cinéaste qui, depuis près de vingt ans, se plaît à mettre en scène le tumulte romanesque des réunions familiales. En 2008, Desplechin raconte aux Cahiers du cinéma qu’au principe de son dernier film, Un conte de Noël, il y a la lecture d’un livre sur la greffe de moelle osseuse; cette greffe, nous est-il dit dans le film, peut transformer le corps du receveur en une véritable chimère, même si le donneur (en l’occurrence, Henri) est jugé compatible avec son receveur (Junon, la mère). La « chimère » figurait déjà dans Rois et reines (2004) par l’entremise d’une gravure représentant la métamorphose de Jupiter en cygne. D’un film l’autre, le cinéaste s’interroge: peut-on greffer la substantifique moelle du cinéma américain sur le corps moribond de la qualité (auteuriste) française? Au risque, bien sûr, d’enfanter une chimère…


Pour bien des commentateurs, Arnaud Desplechin demeure l’un des principaux héritiers de la Nouvelle Vague en France: dans son évocation des puissances politiques de l’Europe au lendemain de l’effondrement du bloc soviétique, La Sentinelle (1991) rappelait à certains les premiers longs-métrages engagés d’Alain Resnais (oui, Alain Resnais appartient à la Nouvelle Vague); Comment je me suis disputé (ma vie sexuelle) (1996) décrivait quant à lui, dans une approche intimiste, les relations amoureuses d’un groupe d’amis parisiens, cousins lointains de Jules et Jim de François Truffaut. Ce rapprochement est bien évidemment trompeur, et empêche du même coup toute théorisation sérieuse de l’héritage de la Nouvelle Vague, ce que Desplechin appelait de ses vœux dans l’entretien avec de Baecque et Jousse. Car au fond, qu’est-ce que l’intimisme du cinéma d’auteur français? On a trop souvent répandu le cliché -nauséabond- d’un cinéma parisien en chambre de bonne qu’on a fini par ne plus en identifier la cible désignée: non pas Godard, ce lyrique rayien attiré par les eaux turquoises de la fatale Méditerranée; ni Rohmer, en vadrouille dans je ne sais quelle ville de province pour mieux parachever sa délicieuse comédie humaine; ni même Rivette, l’auteur du plus beau film en costume des années soixante -je veux parler de La Religieuse-; mais plutôt Garrel, Doillon et Eustache, cinéastes épris de confessions sublimes et déchirantes, et dont les œuvres rejoignent souvent les rives de l’autobiographie. On ne saurait donc se satisfaire de lieux communs qui ne résistent pas longtemps à l’examen scrupuleux des films de la période, et il reste encore à définir l’apport fondamental de la Nouvelle Vague sur les générations qui lui succèdent. Arnaud Desplechin, quant à lui, risque une hypothèse: ce ne sont pas les anciens critiques des Cahiers du cinéma qui ont exercé une influence profonde sur le cinéma d’auteur français, mais plutôt les cinéastes du moi, Doillon, Garrel, Eustache et Téchiné, ces « orphelins » de la Nouvelle Vague comme le critique Alain Philippon aimait à les appeler. Pour un réalisateur hanté par l’origine et la filiation, il était donc indispensable de repenser l’histoire du cinéma français à l’aune de nouveaux critères esthétiques.


Ce projet historique, quasi généalogiste, est au cœur d’Un conte de Noël. Dans ce film, la dimension intimiste est sans cesse contredite par une aspiration irrésistible au mythe (Rois et reines mêlait déjà aux destins de Nora et Ismaël l’évocation cryptique de grandes figures mythologiques). Chimères et chiens cerbères peuplent un monde fantastique à la frontière de la vie et de la mort, traversé par des fantômes familiers; l’ostracisme semble une pratique coutumière dans une famille où les parents ont pour prénoms Abel et Junon. On est quelque peu déconcerté par ce magma ésotérique de références qui vont de La Généalogie de la morale de Nietzsche à la philosophie transcendantaliste d’Emerson, de la féerie shakespearienne du Songe d’une nuit d’été de Reinhardt et Dieterle aux résonances bibliques des Dix Commandements de Cecil B. DeMille, et l’on se rappelle alors ces quelques mots d’Henri (Mathieu Amalric) à sa sœur Elizabeth (Anne Consigny): « Nous sommes en plein mythe, sauf que je ne sais pas de quel mythe il s’agit. » Il faut dire que les propos du cinéaste qui accompagnèrent la sortie du film ont de quoi irriter les quelques happy few de la cinéphilie Cahiers du cinéma: quel lien peut-il bien y avoir entre les membres de la famille Vuillard et les aviateurs de Seuls les anges ont des ailes d’Howard Hawks? Et pourquoi diable reprendre la célèbre scène du musée de Vertigo, lorsque Madeleine Ferguson contemple le portrait de Carlotta Valdès avec, cette fois-ci, Catherine Deneuve dans le rôle tenu par Kim Novak? Peut-être Desplechin, en bon hitchcocko-hawksien, souhaite-t-il remonter aux sources de la cinéphilie Nouvelle Vague et confronter l’intimisme étriqué du cinéma français aux puissances fantasmagoriques de l’imagerie hollywoodienne: la mise en scène d’Un conte de Noël, elle, obéit à un principe de déploiement maximal d’énergie; l’image est une force que le cadre ne peut plus circonscrire et qui entraîne inévitablement un découpage en jump-cut; le plan est informe, l’axe de la caméra sans cesse écartelé entre ciel et terre. Ce qui compte désormais, ce n’est plus l’enregistrement objectif de la réalité, l’inépuisable ontologie de l’image photographique, mais les qualités projectives de l’image, l’enthousiasme et la fascination magique qu’elle suscite chez le spectateur (d’où l’importance décisive de l’extrait des Dix Commandements où Moïse ouvre les flots de la Mer Rouge par miracle). Cette esthétique vitaliste, ce refus d’une conception « classique » du cadre, surprennent dans un cinéma français qui, par tradition bazinienne et goût pour un certain jansénisme de la mise en scène, a fait du plan l’unité indéfectible de son écriture: Desplechin, comme Pascale Ferran, pratiquerait d’avantage un cinéma de montage (n’oublions pas qu’il signa le scénario de Petits arrangements avec les morts, seule réelle tentative de film de montage dans les années quatre-vingt dix).


Je vois bien, en écrivant ces lignes, qu’il est toujours périlleux de classer un réalisateur -et ses films- dans une catégorie préétablie. L’objet de cette réflexion n’est pas d’esquisser à grand trait les « tendances » d’un art que d’aucuns jugent aujourd’hui exsangue, mais plutôt d’analyser, dans ses phénomènes visibles et audibles, l’évolution d’une pensée critique et esthétique du cinéma français. Depuis Rois et reines en 2004, Arnaud Desplechin a pour ainsi dire « virer sa cuti »: chantre du cinéma d’auteur dans les années quatre-vingt dix, l’auteur de Comment je me suis disputé voudrait bien troquer sa casquette de « petit élève studieux de l’école Nouvelle Vague » contre celle, plus rebelle, de director américain: non plus Truffaut et Resnais, mais Coppola et Scorsese; non plus l’existentialisme, mais la fureur du récit. Ce paradoxe Desplechin m’est apparu tandis que je descendais de la rue Champollion, dans le cinquième arrondissement de Paris: je rencontrai sur ma route le cinéaste. L’air hagard, il avait une cigarette au coin des lèvres, les yeux plissés par la fumée; et le visage était celui d’un homme marqué par la fatigue d’une nuit de montage. En l’apercevant je ne pus m’empêcher de sourire: ce n’était pas l’éternel étudiant parisien qu’il avait si souvent filmé dans ces précédents longs-métrages; c’était un véritable cow-boy perdu en plein Quartier Latin! Peut-être qu’avec le temps Arnaud Desplechin deviendra un cinéaste. Un vrai.

A.M