23/03/2008

Contre-temps.


Depuis quelques temps, certains lecteurs assidus des Petits Soldats nous reprochent notre continuel retard dans la mise à jour mensuelle du site. Il faut dire que l'essor fulgurant des blogs consacrés à l'actualité du cinéma a transformé en profondeur les exigences du critique, qu'il soit journaliste professionnel ou simple aficionado des salles obscures: celui-ci doit rendre compte, jour après jour, de ce qu'il faut bien appeler un "état du cinéma", état stationnaire, souvent grabataire, comme on dit d'un malade ou d'un convalescent qui recouvre peu à peu ses forces. Et pourquoi le cinéphile ne pourrait-il écrire sur un film cinq mois seulement après sa sortie? Pourquoi l'exercice critique serait-il assujetti à la tyrannie de l'information et aux aléas de la "presse spécialisée" toujours déclinante? Pourquoi enfin considère-t-on toujours le cinéma comme un bien culturel, au même titre que la pornographie et les serviettes hygiéniques? Il en va du cinéma comme de la société en général: on oubliera Ingrid Betancourt, pas Pedro Costa.

La chronique du mois de mars est aussi une nouvelle occasion de saluer la qualité du cinéma américain, exemplaire dans sa capacité à mettre en crise les vieux schémas hollywoodiens: There will be blood est un beau film bancal, de cette honnêteté qu'on aimerait retrouver plus souvent chez les vieux briscards de la pellicule qui considèrent le cinéma comme un acquis. Quant au Darjeeling Limited de Wes Anderson, c'est peu de dire qu'il est le plus beau film de son auteur. Eloge donc, histoire de faire taire les mauvaises langues...


A.M

De la fadeur considérée dans ses rapports esthétiques avec le cinématographe.




"Si on a chacun un milk-shake...mais moi avec une paille, ma paille traverse la pièce et boit ton milk-shake. Je bois ton milk-shake." Daniel à Elie.

Contre toute attente, There will be blood fut une heureuse surprise. J'oserais même affirmer qu'il s'agit là du plus moderne des films hollywoodiens de ces années 2000. Mais j'oublierais Le Nouveau Monde. Et Zodiac, de Fincher. Non, décidément, il se passe quelque chose dans le cinéma américain. Mais quoi? Je ne sais pas, peut-être l'aveu sincère d'un échec de la part des réalisateurs (je dis bien réalisateurs, et non cinéastes, dimension idéaliste de ces jeunes formalistes qui se rêvent pionniers de la civilisation de l'image). Prenez le dernier Malick (plus tout jeune, lui): toute la pompe wagnérienne, tout le faste de l'épopée conquérante, le decorum Disneyland attraction Pocahontas, tout cela, dis-je, et l'absence cruelle du montage qui viendrait souffler le vent du lyrisme sur les innombrables plans de nature. On peut dire que ça s'est passé comme ça: Malick était parti faire une romance de pacotille, avec personnages, décors et figurants à la carte, et soudain il préfère filmer les oiseaux et les cimes des arbres, il préfère saisir une lumière, il préfère observer les indiens et les rites. Le Nouveau Monde, c'est un film de Jean Rouch avec un budget de trente millions de dollars.


Quel rapport entre Le Nouveau Monde et There will be blood? On pourrait dire de Paul Thomas Anderson, comme de Terence Malick, que l'ambition dépasse souvent la réalisation du projet. Qu'y avait-il dans les films de ses aînés, les idoles du Nouvel Hollywood? Une critique politique et sociale (De Palma, Lumet, Pollack), un mince vernis de satire (Altman, son maître), une dimension mythique (Coppola, toujours), j'en passe et des moins bons... Dans There will be blood, exit le socialisme du roman d'Upton Sinclair, exit aussi toute considération morale sur l'ascension irrésistible du magnat (la patte Scorsese, à coup sûr): reste le mystère d'un corps, un acteur impressionnant qui viendrait dicter au long-métrage son écriture. There will be blood est le portrait d'un homme.


Tel est "l'échec" de Paul Thomas Anderson, ce singulier échec qui fait en définitive la qualité première de l'oeuvre: jouer la petite histoire contre la Grande, l'intimisme contre la fresque. Comme Le Nouveau Monde. Comme Zodiac. On lui a donné de l'argent, on lui a donné un désert pour construire un village, on lui a donné les paysages de l'âge classique: résultat, il filme son acteur en plan serré. Bien sûr, j'exagère; il y a aussi des travellings sinueux et des plans-séquences audacieux, des plongées qui symbolisent l'écrasement et des contre-plongées qui symbolisent le grandissement, histoire de satisfaire les partisans du langage cinématographique. Mais là n'est pas l'essentiel du drame; non, ce qui se joue au détour de chaque plan, c'est la fadeur. Fadeur du récit, celui d'un homme sans rival, un orphelin moustachu et taciturne; fadeur du plan, format trop large pour une si petite aventure; fadeur du décor, puisqu'enfin tout se passe sous la terre. Mais il arrive aussi que cette fadeur soutienne le film plutôt qu'elle ne le desserve. Il faut admirer la fin du film, lorsque Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis) se débarrasse du prédicateur dans la salle de bowling, scène drôle et acerbe où se cristallise toute l'audace de son auteur, tiraillé entre sublime et grotesque. Le concerto pour violon de Brahms en même temps qu'une discussion métaphorique sur le milk-shake.


There will be blood nous apprend en définitive qu'il y a dans l'échec, dans le ratage même d'un film, une vérité du cinéma qui vaut toutes les réussites. Pour l'heure, nous ne pouvons que reprendre la critique de Montparnasse 19 de Becker par Jean-Luc Godard: "tout séduit dans ce film déplaisant. Tout sonne juste dans ce film archi-faux. Tout s'éclaire dans ce film obscur. Car celui qui saute dans le vide n'a plus de comptes à rendre à ceux qui le regardent." (Cahiers du cinéma, n° 83, mai 1958). Humilité de P.T.A.


A.M

Des bleus et des larmes



Il y avait Renoir (Le Fleuve), Rossellini (India) et Lang (Le Tigre du Bengale, Le Tombeau hindou). Et maintenant il y a Wes Anderson, un nom sur lequel il faudra compter. Arnaud Desplechin, du reste, ne s'y est pas trompé: Un conte de Noël a six ans de retard sur La Famille Tenenbaum... On remercie quand même l'auteur de Rois et reines d'avoir cité ses sources, cette fois-ci.


A bord du Darjeeling Limited
, donc. Un film si beau que sa critique en devient superflue. Car comment dire l'émotion qui nous étreint quand Adrien Brody déchire les billets d'avion sur l'aérodrome de je ne sais quelle contrée du Rajasthan, ou lorsqu'Owen Wilson enlève avec précaution ses bandages et découvre un visage tuméfié, sous le regard compatissant de l'amour fraternel? Dire ce qui est montré, il y a là une contradiction que peu de critiques avaient jusque ici relevé. Il faudrait faire voir les images du chef opérateur Robert Yeoman, de la même façon que Proust nous fait lire la phrase de Flaubert dans sa critique de L'Education sentimentale. On comprendrait alors qu'un ralenti de Wes Anderson est supérieur à celui d'un Wong Kar Waï, que le zoom n'est pas une figure aussi démodée qu'on veut bien le croire, et qu'un panoramique, lorsqu'il sert à cadrer et non simplement à tourner sur son axe comme une toupie en équilibre sur sa pointe, surpasse en beauté et en grâce l'exécution des plus virtuoses arabesques.


Mais au fond, la technique, on s'en fout. Ce qui importe, ce sont les bleus sur les fesses de Nathalie Portman dans l'Hôtel Chevalier; ce sont les larmes d'Adrien Brody et Owen Wilson après que le benjamin, pour mettre un terme à leur dispute, les asperge de gaz lacrymogène; c'est enfin l'étreinte bouleversante de Barbet Shroeder et des trois frères devant le garage Luftwafe Automotive, recadrée dans un travelling pudique. Pourquoi un tel mépris de l'artifice dans un film à la stylisation exacerbée? Parce que, de Rushmore au Darjeeling Limited, le cinéaste abandonne le gag pour une plus grande souplesse du récit; les innombrables inventaires des précédentes réalisations (souvenons-nous du fétichisme de La Vie aquatique, soucieuse de nous faire visiter les pièces du Belafonte, ou des résumés burlesques de La Famille Tenenbaum sur fond de musique pop) qui naguère encombraient la fiction d'attractions aussi amusantes que vaines, ont laissé la place à une véritable mise en scène du geste et de la parole. La rigueur du découpage, l'abandon de la pose et des effets faciles si fréquent dans le cinéma contemporain, n'est-pas ce que nous remarquions déjà dans Paranoid park, le dernier film de Gus Van Sant?


Mais il y a une leçon plus profonde encore que nous enseigne A bord du Darjeeling Limited. Cette leçon, je dirais qu'elle s'adresse moins au cinéphile qu'à l'homme derrière chaque spectateur. Roberto Rossellini, un autre amoureux de l'Inde, mettait en garde ses contemporains devant le désenchantement quelque peu complaisant du cinématographe, et formulait l'injonction suivante: "Il faut que l'homme reprenne possession de l'homme". Et sans doute faut-il voir dans le dernier film d'Anderson un trajet rossellinien, de la sombre myopie des fiers occidentaux, jusqu'à la sérénité retrouvée devant le spectacle de la mort. Sauf qu'à la fin, ce n'est plus le plan de grue de Voyage en Italie, l'élévation mystique devant le miracle de San Gennaro, mais le ralenti chronophotographique des trois frères prenant le train en marche, au son de Powerman des Kinks. Alors, on comprend le véritable sujet du film, c'est-à-dire sa représentation: le dandysme.


L'élégance est la marque du génie de Wes Anderson.


A.M


22/03/2008

Amerika


Le cinéma américain contemporain pose un problème. Qu’on le juge avec indulgence ou sévérité, la même interrogation ressurgit, sempiternelle : où en est-il globalement, ce cinéma états-unien ? Se renouvelle t-il ? A-t-il seulement de l’avenir ? Notre avis, puisque vous nous le demandez, est de déplacer la question. Demandons-nous d’abord où il est, dans quels films et quels projets, ce qui est suffisamment ardu. La première réponse, concrète, est dans ce numéro de mars. Le cinéma américain, c’est au moins ce qui lie les deux Anderson entre l’Inde et la Californie : un certain esprit de retraite, d’aventure, un appel du désert.